À la recherche du Mont Perdu

Hivernale au Refuge de Tuquerouye via le cirque d’Estaubé (Pyrénées Centrales)

Key facts

-Durée : 3 jours
-Distance : 18 km aller-retour
-Dénivelé : 1 000 m D+
-Boucle : Barrage des Gloriettes (1 622 m) – Refuge de Tuquerouye (2 666 m) – Lac Glacé du Marboré – Barrage des Gloriettes (1 622 m)
-Période : 5-7 novembre 2022
-Conditions : 50 cm de neige fraîche, températures négatives, verglas

La gardienne du refuge de Tuquerouye

Nous avions laissé derrière nous la pluie parisienne et son soleil voilé, pour foncer droit dans les strates géologiques, dans un mouvement de subduction sous la force de cet endroit sauvage. La pleine lune nous attendait, elle descendait doucement les limbes de glacier du Mont Perdu pour allumer le feu dans le lac Glacé. Après cette journée de galères, la lune, grande gardienne du plus haut refuge des Pyrénées, nous accueillait les bras ouverts, autour d’un poêle à bois, avec une soupe fumante et une tisane à la neige fondue. Sous les ogives du refuge de Tuquerouye, nous étions seuls au monde et la chaleur du poêle n’était que pour nous. Elle réchauffait nos orteils et surtout notre moral.

Le premier jour – Galères hivernales

L’aventure commence au parking du barrage des Gloriettes en début d’après-midi, où nous éprouvons pour la première fois tout le poids d’un sac à dos bourré en nourriture et matériel pour trois jours d’autonomie : pas moins de 20 kilos chacun. C’est nouveau pour moi, pendant les courses d’alpinisme je me limite à 8 kilos. Le chemin traverse le barrage, puis part sur la droite du lac et remonte le gave qui l’alimente. La neige tombée la veille cache le chemin et nous pousse à gauche et à droite dans le tapis de génépis et rhododendrons. Plus nous avançons vers le bout du cirque d’Estaubé, plus les parois se serrent autour de nous comme un étau. De droite à gauche, le Pic Rouge de Pailla (2 780 m), le Grand Astazou (3 071 m), le Pic de Tuquerouye et le Pic de Pinède (2 859 m), séparés par de petites brèches comme les créneaux d’une forteresse, ne laissent pas deviner la route vers le refuge. On pense, à tort, que le Port Neuf de Pinède sera notre destination : il semble être la seule voie d’accès à la ligne de faîte de cette muraille.

Partis trop à l’est en direction du Port Neuf, le GPS nous ouvre les yeux sur le vrai défi : le couloir de Tuquerouye, un corridor d’éboulement étroit et pentu à 45º, château de cartes en équilibre précaire posées sur un cône de déjection extrêmement instable. Au niveau de la Borne de Tuquerouye on met les crampons et les frontales, car la nuit tombe vite et le dur ne fait que commencer. Dans cette cheminée qui ne voit jamais le soleil, la neige nous arrive aux genoux, parfois aux hanches. Les rochers sont enrobés d’un verglas épais. Pas de trace, pas de marquage. Que la nuit, la neige et la force gravitationnelle décentrée du sac à dos. Il nous faut plus de deux heures pour ramper dans la nuit les 250 m de dénivelé du couloir, comme des escargots lourds et hésitants. Le refuge fait son apparition au tout dernier moment, au bon moment. Une minute de plus et j’aurais probablement envoyé balader mon sac à dos dans le vide pour me délester.

À 20 heures, nous sommes enfin à l’abri, dans le refuge de Tuquerouye, désert et glacial. Mobilisation rapide : fendre des bûches, couper du bois en petits morceaux, ramasser de la neige fraîche, ranger l’équipement et déployer toute notre créativité pour déclencher le feu. Nous vivons le miracle du feu prométhéen : jamais de ma vie j’avais autant mérité un peu de chaleur. Sur la terrasse, on fait fondre de la neige pour préparer à manger et nous dînons tranquillement à la lumière d’une bougie, lovés autour du poêle. Cependant, la lumière de la lune coule comme du miel sur le glacier du Mont Perdu pour nous imprégner d’une beauté surnaturelle.

Le deuxième jour – Révélations géologiques

Le matin, après un Earl Grey à la neige fondue et un œuf dur, nous partons à la découverte du versant méridional espagnol, en direction du Mont Perdu (3 355 m) et du cylindre du Marboré. Entre les pics de Tuquerouye et de Pinède, un autre couloir d’éboulement nous ramène au lac Glacé du Marboré en moins de 15 minutes. D’un bleu turquoise éblouissant, le lac ressemble plutôt à un lagon tropical ou à un saphir. Après l’expérience hivernale nocturne d’hier, ce bain de lumière semble divin.

Le cirque du lac Glacé du Marboré dévoile un véritable festival géologique : nappes de charriage, plis, affleurements de grès congloméré, chevauchements et contorsions tectoniques mettent à vue des sédiments formées il y a long, longtemps, quand les Pyrénées n’existaient même pas encore et quand tout cela était couvert par les eaux de la Paléotéthys (-500 millions d’années). Par endroits, les strates se sont inversées au gré des orogenèses, des calcaires anciens se retrouvant au dessus des couches plus « jeunes » (-65 millions d’années). Lors de l’orogenèse alpine (-50 millions d’années), le terrane ibérique est soudé à la plaque eurasienne et les grands mouvements tectoniques se calment enfin, dans une ambiance tropicale. Qui peut imaginer qu’y a 50 millions d’années, des crocodiles préhistoriques côtoyaient ces mêmes versants du Mont Perdu ?

Le relief glaciaire des cirques septentrionaux de Gavarnie, Estaubé et Troumouse et de leurs homologues méridionaux – les canyons de Pineta, Escuain, Añiscolo et Ordesa en Espagne – a été façonné beaucoup plus tard, à peine il y a 200 000 ans au cours du Pléistocène supérieur. À l’apogée de l’ère glaciaire, les glaciers pyrénéens pouvaient atteindre même 800 m de profondeur. Le glacier du Mont Perdu est le vestige d’une ère disparue, comme les fossiles de coraux et de créatures marines qu’on peut encore retrouver dans ses strates calcaires.

À l’est du lac Glacé, par-dessus d’une rampe surélevée où se trouve une petite station météo, la vallée de Pineta nous coupe le souffle, d’autant plus qu’on ne la devine pas. Depuis le balcon de Pineta, au moins 1 000 m de dénivelé négatif nous séparent de point où naît la rivière Cinca. On rentre au refuge de Tuquerouye éblouis par toute cette beauté. Cette fois-ci on fait le plein d’eau dans le lac pour le repas du soir, plus efficace et plus rapide que faire fondre de la neige. La lune est avec nous ce soir aussi, majestueuse et silencieuse depuis ses hauteurs.

Le troisième jour – Mont Perdu, introuvable.

Réveil avant l’aube, pour avoir le temps de redescendre sans stress le couloir de Tuquerouye, rejoindre la voiture garée au barrage des Gloriettes et Toulouse dans la journée. À califourchon entre la France et l’Espagne, le nord et le sud, l’ombre et le soleil, le refuge de Tuquerouye marque une frontière symbolique : ce matin, nous devons de nouveau affronter son côté obscur. Pour descendre cet affreux couloir, toujours aussi enneigé et verglacé, nous nous encordons à trois. La descente se passe bien, sauf à deux endroits où chacun prend son temps pour désescalader en sécurité deux gros rochers glissants et exposés. En attendant, on commence à transir aux prises avec la roche glaciale.

Le jour se lève. Le retour est long, comme tous les retours, et les sacs sont encore trop lourds, comme tous les sacs, malgré les soupes et les conserves qu’on a laissées au refuge en signe de reconnaissance pour le bois, le charbon et l'accueil. Bien que nous n’ayons pas osé l’ascension du Mont Perdu cette fois-ci, intimidés par le verglas et les conditions hivernales, nous ne sommes pas déçus. Ces deux jours ont été un grand moment de grâce : nous avons découvert le feu et l’eau chaude, nous avons voyagé loin à travers les ères géologiques, seuls dans le temps et l’espace.

P.-S. Mont Perdu, nous reviendrons un jour pour te retrouver et te gravir, peut-être chercher des coraux et des crocodiles cachés dans tes sédiments calcaires dévoniens.

Infos pratiques

L’accès

L’accès au refuge de Tuquerouye via le cirque d’Estaubé se fait en voiture jusqu’au barrage des Gloriettes. Attention, après les premiers gels et neiges, les derniers lacets avant le parking du barrage peuvent être verglacés – penser aux pneus d’hiver.
Du barrage au refuge de Tuquerouye il y a 9 kilomètres. La plupart du chemin longe le gave d’Estaubé sur sa droite, puis monte les courbes de niveau du fond du cirque jusqu’au couloir de Tuquerouye, caché par la borne homonyme. Cette dernière partie, bien que courte, est la plus difficile : elle représente 250 mètres de dénivelé positif sur une pente de 45º extrêmement instable.

L’hiver

Pendant l’hiver (novembre-mai), cette course doit être prise au sérieux et préparée comme une véritable ascension hivernale alpine. Pour ceux qui sont habitués au paysage pyrénéen estival – rocheux, sec et tellurique –, la neige change tout. On découvre les Pyrénées sous une nouvelle lumière, qui les rend encore plus grandioses et imposantes.

Dormir au refuge de Tuquerouye

Le plus ancien et le plus élevé des Pyrénées, le refuge de Tuquerouye (2 666 m) est un refuge non gardé qui se compose de deux pièces : la première pièce est dotée de deux tables, une étagère et, le luxe suprême, un poêle à bois ! La fenêtre de cette pièce donne sur le versant septentrional du Mont Perdu et ses vestiges glaciaires.
Dans la deuxième pièce se trouvent trois lits superposés qui peuvent accueillir jusqu’à 12 personnes (5+5+2). Les lits du haut, bien serrés sous l’ogive de la pièce, ne sont pas pour les claustrophobes.
Pour se procurer de l’eau, il y a la neige du versant nord du couloir (du côté du cirque d’Estaubé) ou, bien évidemment, le lac Glacé du Marboré, après une descente de 15 minutes du couloir au sud du refuge.

Équipement

En hiver, prévoir l’équipement d’escalade et de glacier : crampons, piolet, guêtres (le couloir de Tuquerouye est situé sur la face nord), casque, baudrier, corde 30-40 mètres
Au refuge, malgré le poêle à bois, un réchaud à gaz peut s’avérer extrêmement utile pour faire fondre de la neige ou chauffer l’eau du lac. Le duvet aussi : même si au refuge on trouve des couvertures, c’est toujours mieux dans son propre cocon.

Sources géologie :
-http://mrterre.blogspot.com/2016/09/pyrenees-1-le-massif-du-mont-perdu.html
-https://www.geoparquepirineos.com/contenidos.php?niv=1&cla=_2OA1CCRP9&cla2=_2OA1CH7EB&cla3=_2OB01PZE2&tip=3&pla=&idi=2
-https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/750468

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