Il y a des moments où tout se mêle. Joie, gratitude, doutes, déceptions, grands et petits pourquoi. Après ma récente tentative manquée à la Dent d’Hérens (4 171 m), je pose ces mots comme rappel d’un moment de révélations, où tout aurait pu basculer.
L’appel d’Hérens
Les sommets que je vois m’imposent de les gravir. Pendant mes ascensions, il m’arrive parfois de tomber amoureuse des cimes que je découvre. Les voir de là-haut, dans toute leur immensité, crée une force qui me magnétise et m’appelle. Mes coups de cœur ne sont pas des coups de tête. Je dois aller jusqu’au bout.
C’est comme ça que la Dent d’Hérens a pris place dans mon esprit. En juillet, pendant la descente de la Dent Blanche, à travers les brèches de nuages, j’ai aperçu ce sommet discret et farouche, à l’écart des chemins battus et des remontées mécaniques.
Bonne fenêtre météo les 12–13 septembre. Nous sommes trois : Lancelot, Julien et moi. Trois niveaux différents d’expérience, de motivation et de forme physique. Lancelot, l’aguerri ; Julien, dont la motivation est la plus grande force en ce moment ; et moi, plutôt en forme, encore sous l’effet de la récente sortie au Weissmies et au Lagginhorn.
Le 11 septembre, nous chargeons les sacs. Quinze kilos de vivres et de matériel – plus d’un tiers de mon poids – qui se démultiplient à chaque pas. Nous longeons d’abord le lac de Places Moulin (5 km) jusqu’au hameau Prarayer, puis le torrent de Buthier de Valpelline (6 km), et enfin les dalles polies du glacier bas de Tsa de Tsan. Le refuge Aosta (2 788 m) est déjà fermé, mais la partie d’hiver est ouverte, ce qui nous évite d’emporter les sacs de couchage. Une autre cordée arrive un peu après nous, une alpiniste japonaise accompagnée de son guide suisse. Les edelweiss poussent comme des chardons autour du refuge. Je trouve ça beau. Le soir, nous préparons nos soupes, risottos et purées avec l’eau du torrent. Dîner copieux, nuit tranquille, pas de ronfleurs. La météo nous incite à tenter le sommet dès le lendemain, sans attendre.
Le glacier des Grandes Murailles
5h10. Nous voilà sur la moraine qui monte du refuge Aosta vers le Glacier de la Tête de Valpelline, direction est. Le chaos rocheux se transforme progressivement en glace couverte de débris, puis en glace vive, raide et crevassée. Le premier défi à franchir, qu’on surmonte sans grande peine en tenant plutôt sur notre gauche ou bien la rive droite du glacier. Nos crampons accrochent bien dans les zones de glace grisâtre. Il faut éviter les pont de neige, blancs et traîtres. Le glacier ponctue le silence de quelques cris gutturaux.
7h20. Le glacier des Grandes Murailles ressemble à un immense amphithéâtre structuré en trois gradins. Au pied du col de Tiefenmatten, nous sommes sur le premier, autour de l’isohypse 3 300 m. L’autre cordée, partie quarante minutes avant nous, vient d’atteindre le col. On se salue en agitant les bras comme des hélices, puis nous reprenons notre chemin sur le glacier, eux le leur sur la crête.

Arrivée sur le glacier des Grandes Murailles.

L'éboulement sous le col de Tiefmatten.

Nous avançons vers l'Épaule d'Hérens.
Pour atteindre la voie normale, il faut monter un gradin de plus, jusqu’à 3 700 m. Nous continuons donc vers l’est, le long de deux grandes crevasses béantes qui barrent la base de la face sud-ouest. Aucun pont de neige pour accéder aux dales rocheuses. La seule option – faisable, mais extrêmement exposée –, serait tout à droite, sur la commissure de la crevasse, où une pente raide de neige rejoint le rocher au-dessus du vide. Vue d’ici, cette voie n’a rien de « normal » ; en tout cas, pas à ce moment tardif de la saison.
Nous poursuivons vers l’épaule est de la Dent d’Hérens, à la recherche d’un point d’attaque dans la face sud-est. À notre droite, le bivouac Perelli (3 861 m), carcasse cabossée manquant quelques tôles, tient par miracle sur le col des Grandes Murailles. Le vent soulève des cristaux de glace dans la lumière rasante du matin et enrobe le glacier d’un halo irréel. Je trouve ça beau et je m’incline, intérieurement, devant cette brève épiphanie.
L’arête est de la Dent d’Hérens
Après une observation minutieuse, Lancelot choisit d’attaquer le rocher vers 3 950 m, un peu avant l’arête est. En tête, il suit la trajectoire de la crête, haut sur le flanc sud-est, tellement peu documenté dans les topos. Le progrès est lent à trois.
Je parcours cette section dans une sorte de transe géologique. Rien ne reste de l’effort, seulement la mémoire du rocher que je touche : couleurs, textures, grain, température. C’est surtout de l’orthogneiss issu de la transformation de roches magmatiques originelles, et du paragneiss, dérivé d’anciens sédiments métamorphisés. Des veines de quartz, feldspath et mica s’entrelacent comme un filigrane dans la structure de la roche. La paroi n’est pas massive : un millefeuille de lames incisives, traversées de diaclases perpendiculaires à la pente. Une architecture fragile, prête à se déliter. Chaque prise doit être vérifiée, tâtée, tapotée avant d’y poser friends ou sangles. J’avance sans autre souvenir, absorbée par ce toucher abrasif.
11h39. Nous sommes au sommet du gendarme crochu de l’arête est (4 075 m). Devant nous, à l’ouest, la Corne d’Hérens (4 148 m) s’élance contre le ciel, strate après strate. Ce n’est pas une corne, mais une carnassière de gneiss prête à déchirer quiconque s’y hasarde. Au nord, la Dent Blanche. À l’est, l’arête du Lion du Cervin, noyée dans le brouillard. Je sors de ma rêverie minérale. Nos regards sondent des voies possibles — et impossibles. Mais Julien n’est pas bien, il est au bout. À seulement 98 m du sommet, un seul choix s’impose : battre en retraite. « On est clairement trop lents, on redescend. »
La chute
Le cœur se serre devant le renoncement, mais c’est la descente qui m’oppresse vraiment : la face sud-est de la Dent d’Hérens, monde inconnu et hostile.
Depuis le gendarme est, on commence la traversée descendante d’une pente de neige à 60–70°, jusqu’à un ressaut rocheux qui trône au milieu. C’est mon tour. Lancelot m’assure d’en haut, Julien m’attend déjà sur le ressaut. J’avance avec diligence face à la pente, dans une neige qui a la consistance des aigrettes de pissenlit. Au début, elle tient ; puis, d’un coup, je ne sens plus rien sous mes pieds. Je glisse — je gliiiiiiisse ! Le piolet ne mord plus. Je culbute entre les brins de corde, qui arrêtent ma glissade une dizaine de mètres plus bas. Mon kit crevasse — broche à glace, deux poulies autobloquantes, descendeur — s’arrache de mon baudrier et file dans le vide. Une seconde glissade, plus courte, achève de me déstabiliser. Je hyperventile ; mon corps se met à trembler. « Tu vas bien ? ». Non. Non, pas vraiment. Réunis sur le ressaut, on regarde le glacier tout en bas, très loin. Comment redescendre ? Pour l’instant, je suis défaite, prête à capituler, à appeler les secours coûte que coûte. Mais Lancelot, d’un calme glacial, trace une stratégie de descente. Il demande l’heure. Il dit que c’est faisable. Une part de moi le croit, l’autre reste incrédule.
Après plusieurs moulinettes et traversées, où je revis en boucle la sensation de la chute, nous atteignons enfin une saillie rocheuse. Lancelot y installe un relais. Je ne vois pas ce qui est en bas, mais un rappel de 30 m devrait suffire pour rejoindre le glacier. Il part en premier. Je descends après lui. Le troisième, Julien. À 16h25, nos pieds touchent le glacier. Je n’y crois pas tout de suite. Encore trente minutes pour ramasser le matériel et franchir en sécurité la rimaye de la face sud-est. À 17h, nous entamons la descente des grands gradins du glacier des Grandes Murailles. Entre 18h et 19h, nous sommes de retour dans le labyrinthe de glace du glacier de la Tête de Valpelline. Plus lent qu’à la montée, chaque pas demande un grand effort de concentration. Mes crampons n’accrochent plus du tout, je demande à être moulinée, mais même cela m’épuise et me terrifie. Quand la dernière difficulté est derrière nous, les larmes jaillissent, bouillantes, inarrêtables. Elles coulent en torrents vers la moraine. Pleurer, c’est revenir au monde.
20h50. Deux guides de Valpelline aperçoivent nos frontales sur la moraine et viennent à notre rencontre. Ils prennent nos sacs, la corde ; ils nous aident à gravir les derniers quarante mètres de D+ jusqu’au refuge. Leur geste, simple et humain, me touche. Diego, le gardien — revenu aujourd’hui pour les derniers détails de la fermeture hivernale — nous sert une énorme assiette de pâtes, puis une viande marinée et une purée. Aucune purée n’aura jamais été aussi bonne ! La nuit est agitée ; le sommeil m’échappe. En pleine nuit, je sors prendre de l’air. Les pieds plantés dans la pelouse d’edelweiss, la tête plongée dans la Voie lactée, je respire la lumière pâle de la lune gibbeuse et cela m’apaise. Le sommeil finit par venir.
Quelques jours plus tard.
Parfois, la chute est inévitable. Mais elle peut être révélatrice. Quand le sol — ou la neige — se dérobe sous nos pieds, il ne reste que la vérité nue. Cette expérience sur la Dent d’Hérens n’est pas un sommet manqué. C’est une chute en moi-même. Une descente dans les abîmes intérieurs. Un face-à-face à vif avec mes failles, mes peurs, avec ce qui tremble en moi. Ça secoue. Ça fait mal. Mais ça réveille aussi. Dans un monde amnésique et anesthésiant, qui fait oublier jusqu’à son propre poids, ces chutes-là sont des rappels de qui on est et du chemin qu’on a encore à faire. Avec ses ascensions. Avec ses chutes.
© Mădălina Diaconescu, le 12 septembre 2025