Avant-propos
Depuis sept ans, nos vacances ne riment ni avec sable chaud, ni avec transats ou cocktails colorés au bord d’une piscine.
À la place : des refuges de haute montagne, des réveils à 4h du matin, des dénivelés brutaux, des dortoirs partagés avec des ronfleurs inconnus, des nuits sans sommeil, et le rare luxe de quelques gouttes d’eau de fonte pour se brosser les dents. C’est notre idée des vacances. C’est même, d’une certaine façon, notre idée du bonheur.
Pourquoi ? On ne le sait pas vraiment. Tout ce qu’on sait, c’est que les plages nous ennuient, que les villes nous oppressent et que le seul endroit où l’on respire vraiment, c’est là-haut, malgré l’air qui se fait rare.
Ce texte n’est pas un topo technique style Camp To Camp. Ce que je propose ici, c’est un écho de ce qui se passe en moi quand je grimpe, des forces qui me propulsent et de ceux qui me piègent. Chaque sommet est un voyage, un moment hors du commun, où je me débarrasse du superflu pour revenir à l’essentiel : marcher, respirer, tenir bon. Exister. Un moment de pleine conscience brute, instinctive, suprême.
Mathieu : « Tu peux être lundi matin à Évolène en Suisse ? »
Moi : « Oui. »
Et voilà comment commence l’aventure.
La Dent Blanche. 4358 m. Un sommet que j’avais noté sur ma wish list, comme on note un rêve. Trop dur. Trop exposé. Trop engagé. Trop tout. Quotation AD, engagement niveau III, 23 km, 2500m de D+. Heureusement, Mathieu, mon super-guide, l’a choisi. Ce serait sa première fois aussi. Tant mieux. Pas une routine : une découverte totale.
L’approche
De Ferpècle à la Cabane de la Dent Blanche (1800 m → 3507 m)
Nous rejoignons Ferpècle en voiture, point de départ de la marche vers la cabane. Il vient de pleuvoir. L’air est frais, parfum de mélèze et de pétrichor. Devant nous : 1700 m de dénivelé, 9 km avec les sacs chargés. Très vite, je suis trempée, je sens le sac peser, je tracte sur les bâtons pendant que la sueur ruisselle sur mes cheveux. Heureusement, Mathieu m’avait recommandé les chaussures de trail, bien légères, et Julien, mon private sherpa, nous accompagne au refuge en portant mes grosses.
On marche en surplomb du glacier de Ferpècle, puis sur une sorte de selle qui sépare le glacier des Manzettes et le plateau d’Hérens. Torrents, gentianes, pierriers, dalles polies par des glaciers passés, névés. À partir de 3000 m, brouillard et vent, il faut mettre les vestes. Après 4h40 de montée (on ne bat pas des records), on atteint le refuge. George Zoganas, le gardien du refuge, nous accueille comme des amis et énonce les règles de la maison : pas de déchets, pas de bruits avant 4h25, petit-déj à 4h30, laisser les lits et les sanitaires plus propres « que si l’on était chez la belle-mère ». Oui, capitaine !
On roupille un peu avant le dîner prévu à 18h30. Menu végétarien, copieux, bon : soupe de perles de blé aux shiitakés, salade haricots-airelles, pâtes aux champignons, compote de pomme à la cannelle. On mange tout, même les rab’. Bon signe : une fois de plus, nous sommes épargnés par le mal des montagnes. Après le repas, George, aussi guide de haute montagne, nous fait un briefing en anglais : ascension difficile, nombreux défis d’orientation, gendarmes escarpés. « À 10h30, sommet ou pas, il faut faire demi-tour », dit-il. Prévisions météo mauvaises : vent, brouillard, verglas, neige. De l’alpinisme, du vrai.
Mathieu insiste de préparer toutes nos affaires pour le lendemain matin. Le refuge est presque plein : 30 personnes. Une quinzaine de cordées. Il faudra être rapides pour éviter de croiser d’autres cordées, surtout dans les passages techniques.
Dans le dortoir, le sommeil paraît une mission impossible. Le pouls ne veut pas descendre sous les 80 bpm. Le vent hurle sur le toit. Quelqu’un halète comme une vieille locomotive. D’autres bougent et font grincer les lits. D’autres ronflent déjà. Une lumière surnaturelle traverse le brouillard : le disque orange du soleil, fantomatique, flotte dans une mer laiteuse. Je m’endors à 23h30, aidée de 0.75 mg de Xanax qui estompe mes angoisses, l’hurlement du vent et des ronflements.
L’ascension
De la Cabane de la Dent Blanche au sommet de la Dent Blanche (3507 m → 4358 m)
Réveil à 4h15. J’enfile les sous-couches en mérinos et je descends dans la salle à manger à 4h25, comme George, le capitaine de cette cabane, l’avait demandé. Surprise (mauvaise) : certains ont déjà petit-déjeuné. Une cordée est même partie à 4h. Je mange vite une tartine au pain et confiture de fraises maison. Je remplis ma gourde de thé. Brossage de dents, baudrier, casque, frontale, corde. Pas de bâtons. Go !
5h. On sort dans un vent humide et dense. 40 km/h, estime Mathieu. Derrière la cabane, la montée commence en direction ouest-est sur la droite de l’arête. Plusieurs cordées sont déjà en haut du flanc. Une autre nous suit de près, trop près. Mon corps tarde à se réveiller. Dans ma tête, la dernière chanson entendue à la radio du bar du village où nous avons petit-déjeuné hier matin tourne en boucle : Supreme de Robbie Williams. Version française. Sur les rochers mouillés, que j’agrippe avec mes gants fins de trail, percés par endroits, on progresse petit à petit.
À 3700 m, à la Wandfluelücke, on chausse les crampons. Ce bout de glacier est le dernier endroit « confortable » pour faire cette manip’. Là, on prend une direction sud-nord et on attaque une arête de rochers brodés de givre, magnifiques. Je change enfin mes gants fins pour les gants chauds. J’ai peur que ce soit trop tard : je ne sens plus mes doigts.
À 7h, on est à 4090 m, au pied du Grand Gendarme. Jusqu’ici, en 2h, on a parcouru 500 m de dénivelé : encourageant. On s’était fixé 200 m de D+ par heure. Mais c’est ici que commencent les vraies difficultés. Traversée délicate sur le flanc gauche, puis une montée raide dans un couloir de neige et rocher qui se dresse comme un toboggan derrière cette sentinelle austère. Derrière nous, une cordée allemande et, après eux, le vide. Nos cordes d’Ariane se croisent. Le vent brasse le brouillard, frénétiquement. Le givre devient féérique et forme des plumes blanches sur les blocs de gneiss, sublime filigrane. Trop exposé pour sortir l’appareil. En haut du couloir, on atteint le « pig’s tail » dont parlait George. Il nous servira de repère et de relais à la descente. À vrai dire, je m’attendais à pire dans ce couloir. Premier bastion franchi, soulagement.
Il est 8h. 4190 m. Il nous a pris une heure pour les derniers 100 m de D+. C’est lent, mais on est dans les temps. Je sors le piolet. Mathieu, grâce à son sens naturel de l’itinéraire, nous fait gagner du terrain. Encore trois gendarmes à franchir, puis, à travers le brouillard, quelque chose qui ressemble à un sommet. Dans un saut, on passe du gneiss gris au quartzite blanc. Petite reflexion étymologique – est-ce cette saillie quartzitique qui donne son nom au sommet ? C’est un sommet rocheux : le blanc ne vient pas de la neige. Enveloppés de brouillard, on atteint le point le plus haut et sa croix de fer brodée de givre indiquant « 1966 » – probablement l’année, certainement pas l’altitude. On y est ! Nous sommes la deuxième cordée au sommet, après ceux partis une heure avant. Il est 8h50 : félicitations, high fives, quelques selfies, Pom’potes, joie retenue en pensant aux pièges de la descente. Pas de temps à perdre dans ce monde hostile.
À 9h, on entame la descente. On croise d'autres cordées ; leurs visages sont crispés d’effort. Le mien ne l’est pas moins : bientôt, nous allons affronter le vide, dans un face-à-face vertigineux. Comment va-t-on faire ? Step by step. On alterne des traversées délicates sur les flancs avec des passages sur l’arête balayée par le vent. Dans les sections raides, Mathieu me descend fermement en moulinette. Spits, queues de cochon, sangles gelées, becquets : on prend tout ce qu’on peut. Fatigue. Chevilles en gomme. Tout se passe bien, les grandes difficultés sont derrière nous. Mais il faut rester concentré jusqu’au bout.
À 10h, le soleil perce enfin. Le Cervin et la Dent d’Hérens apparaissent et disparaissant entre les nuages migratoires. On se retourne : la Dent Blanche, fière forteresse, défendue par ses sentinelles en file. Quelle vue, quel sentiment ! Heureusement, en montée, le brouillard nous a caché ce panorama — il m’aurait peut-être trop impressionnée. Difficile de croire qu’on vient de là-haut. Encore un regard vers le sommet : l’arête tranche le monde en deux avec une précision géométrique. À gauche, vers l’ouest : ciel d’un bleu sidéral. À droite, vers l’est : masse dense, grise, brumeuse. Cette image restera gravée dans mon esprit, métaphore et rappel des forces duales qui animent ce monde, mon monde.

L'arête de la Dent Blanche vue depuis la Cabane de la Dent Blanche. On voit des petits bonhommes sur un des gendarmes. © Julien
À 12h, nous sommes de retour au refuge. Rösti, jus de pomme, soulagement. George nous confie qu’une cordée a péri ici deux jours plus tôt pendant l’ascension de la Dent Blanche. Paix à leurs âmes. Là-haut, il n’y a pas de marge d’erreur. Un petit faux pas, une prise manquée… et tout peur s’écrouler dans les 1000 m de vide.
Je ne m’attarde pas sur la descente à Ferpècle, longue, interminable. Mais propice à la décantation : je commence à faire le tri entre les traces de peur, la tension de la veille, la fierté, le bonheur, l’étonnement, l’incrédulité. Merci à Mathieu, pour son génie sur le terrain, sa patience et ses encouragements, son talent de guide. Il m’a menée là-haut, et ramenée au refuge après une formidable aventure dont je ne savais pas si j’étais capable. C’était un rêve. Réalisé.
© Mădălina Diaconescu, juillet 2025
Informations
- 4357 m
- 23 km
- 2500 m