Le portrait d’un guide de haute montagne (Compagnie des Guides de Chamonix)
Hasard, destin ou peut-être un peu des deux, lors de notre stage en haute montagne avec la Compagnie des Guides de Chamonix, c’est Jean-Claude Gilles qui nous a choisi. À la compagnie, l’attribution des clients c’est comme une vente à la criée. J’imagine quelqu’un demander : « Deux pigeons parisiens qui veulent faire le Mont-Blanc, qui veut se les coltiner ? ». Par chance, Jean-Claude a enchéri pour nous et a décidé de devenir notre guide. Il faut bien prendre conscience qu’un guide a un rôle prépondérant quant au succès de chaque mission en haute montagne. Par succès, j’entends que revenir en est déjà un. Une personne d’autant plus importante lorsqu’il s’agit de deux néophytes n’ayant jamais mis de crampons.
Le premier contact avec Jean-Claude s’est fait par téléphone, afin de caler les détails du premier jour de stage à la Mer de Glace :
— « Voici une liste de l’équipement nécessaire, en commençant de haut en bas : casque, lunettes de soleil catégorie 4, crème solaire, veste imperméable et polaire, moufles, piolet, baudrier, pantalon normal de rando, chaussures cramponnables, crampons... et no stress », nous dira-t-il.
— « Excusez-moi, pouvez-vous répéter le dernier point ? » répondais-je.
J’ai mis quelques bonnes secondes pour comprendre que le « no stress » n’était pas une pièce d’équipement, mais un état d’esprit. C’est vrai, cela devait se sentir dans ma voix : l’émotion d’être enfin arrivée au point de départ de la grande aventure, après sept mois d’entraînements, espoirs et doutes. De par son expérience, Jean-Claude a tout de suite essayé de désamorcer les tensions accumulées et l'excès d'émotion.
Avec le « no stress » en tête, mais non sans trac, nous retrouvons Jean-Claude le lendemain matin à 8h30 devant la gare de Chamonix-Montenvers. Sa petite stature contraste complètement avec la magnitude de son expérience et de ses qualités de guide de haute montagne que nous découvrirons au cours des cinq jours de stage passés en sa compagnie.
Lors du deuxième jour, en descendant des Grands Montets en télécabine, de fil en aiguille, Jean-Claude nous parle du fait qu’il a été champion de gymnastique quand il était gamin. De 4 à 13 ans, il a fait de la gym de haut niveau au club de Strasbourg et il était un habitué des podiums des championnats français de juniors. Son agrès préféré : le cheval d’arçons, travail de l’endurance et d’un équilibre toujours en mouvement.
Il arrête la gymnastique à 13 ans, mais son agilité et souplesse lui ouvrent de nouveaux horizons, cette fois-ci en hauteur, vers l’alpinisme, l’escalade et le ski. Avec l’audace de l’adolescence, ayant dit à sa mère qu’il allait se promener en montagne, il tente à 16 ans sa première ascension de la face nord de l'Eiger. Seize ans. Eiger. Face nord. Trois notions qui n’ont rien absolument à faire ensemble. Même s’il n'y arrivera pas du premier coup, c’est deux ans plus tard que Jean-Claude et son partenaire devenaient la plus jeune cordée de l’histoire à grimper l’Eiger – ce véritable ogre à mauvaise réputation qui n’a jamais cessé d’engouffrer même les plus expérimentés alpinistes depuis les premières tentatives dans les années trente…!
Eiger, Mönch, Matterhorn, Jungfrau, Breithorn, les Drus, les Grandes Jorasses et d’autres montagnes sacrées dans le monde de l’alpinisme dont le nom m’échappe maintenant, il les a toutes grimpées, même plusieurs fois. Quand je dis toutes, je veux dire tous les sommets de plus de 4000 m des Alpes. Il y en a un paquet : à peu près 90. Ascension à pied, descente souvent en ski, même depuis les plus vertigineuses cimes. Quand nous étions sur Zumsteinspitze (4563 m), sur l’étroite arête qui constitue la pointe, il me fait remarquer le versant est. J’ai du mal à me pencher et regarder ce versant qui plonge dans le vide, au-dessus des stratocumulus de ouate blanche. « Je l’ai fait à ski », avoue-t-il. Continuant notre parcours dans le Mont-Rose, les aveux de folie continuent avec d’autres sommets encore plus raides, sur lesquels neige, glace et rochers semblent tenir d’un fil fragile, en imminence d’effondrement. « Bon, j’ai fait du ski comme ça quand j’étais plus jeune, pendant quelques années, cinq ou six, mais après j’ai arrêté, car c’était un peu dangereux »...
Ça fait maintenant 40 ans qu’il est guide de haute montagne et il n’a jamais eu d’incident. Sa philosophie, venue peut-être après la phase de ski vraiment hors piste, « quand je vois des nuages, je rentre » semble avoir bien marché. En montagne, la sécurité est ce qu’il y a de plus important aux yeux d’un guide, qui a dans ses mains d’autres vies. Lorsque la vie de quelqu’un tient littéralement et physiquement à une simple corde, au bon gré de la montagne, de la météo, du hasard et de plein d’autres éléments bien plus forts que l’humain. Dans sa corde attachée en grand huit à mon baudrier, je me suis sentie calme et rassurée, même dans les moments où je frôlais le néant avec les pointes de mes crampons.
Il pourrait partir à la retraite, mais il pense continuer encore quelques années. Il varie toujours les courses quand d’autres préfèrent la routine d’un trajet connu. C’est peut-être grâce à cela qu’il ne s’est toujours pas lassé. Puis il a également cette approche qui fait qu’il n’a jamais considéré de marche ou de course comme des entrainements, mais comme des aventures en elles-mêmes. Ainsi, il n’a jamais eu à faire face à ce qui pourrait être vécu comme des échecs ou de la stagnation par d’autres. Chaque sortie l’amène à un endroit et dans un contexte différent. Que ce soit l’objectif de départ ou non. Je l’entends encore me dire « Qu’est-ce que c’est beau ! Regarde ce ciel ! Regarde ce paysage, ces lumières… elles changent tout le temps. Tu peux faire vingt fois la même course, revenir demain, ça n’aura rien à voir avec aujourd’hui ».
Évidemment, au niveau physique, Jean-Claude est plus en forme que la grande majorité des gens de mon âge. Mais la vraie raison pour continuer c’est que la montagne est d’abord une affaire d’âme et de passion. Être guide de haute montagne n’est pas qu’un boulot, c’est un choix de vie et dans lequel il faut mettre tout ce que l’on est. En plus d’être forte, sa passion est également contagieuse. Bien que nous étions déjà amoureux de la montagne, Jean-Claude a sans doute amplifié notre envie d’aller encore plus loin, plus haut. Exactement comme dans le motto olympique – cliché, mais tellement juste – l’envie d’aller plus loin dans notre quête de liberté et de ces moments d’émoi devant les forces de la nature sauvage ainsi que de la nature humaine.