Le gout de l'hiver himalayen

Trek hivernal à Kedar Kantha au parc de Govind Pashu (Uttarakhand, Inde)

L' idée improbable

L'idée d'aller en Inde un jour ne nous serait peut-être pas venue à l'esprit sans une très bonne raison : le mariage d'une très bonne amie à Pune. Pour autant, la pensée de faire un trekking dans les Himalayas était encore moins probable, surtout pas pendant le mois de janvier, au milieu de l'hiver himalayen. Or c'est exactement ce qu'on a fait : un trek hivernal sur cinq jours dans le parc de Govind Pashu, aux portes de l’Himalaya.

Généralement, qui dit "Himalaya" dit tout de suite Népal, Pakistan ou Chine. On y pense pas spontanément, mais le nord de l'Inde est le berceau d'un nombre impressionnant de sommets comme le Kangchenjunga (8586 m, le troisième sommet au monde), le Nanda Devi (7816 m), le Kamet (7756 m) et plein d'autres dans les états de Jammu et Kashmir, Himachal Pradesh, Uttarakhand ou Sikkim. Pour nous, c'est l'état d'Uttarakhand qui nous a attiré l'attention, où se trouve la source de la rivière sacrée des hindous, le Gange. Sans grande surprise, nous avons découvert qu'en plein hiver les parcs nationaux sont fermés à cause des conditions météorologiques. Pas de possibilité d'aller à Gangotri, faire un trek glaciaire d'une semaine sur les glaciers qui alimentent le Gange. Heureusement, la compagnie de guides Trek the Himalayas proposait plusieurs options hivernales, dont un trek de cinq jours à Kedar Kantha. Pourquoi ne pas essayer ça ? Aux portes de l’Himalaya et avec une vue sur la chaine Gangotri, ça ne peut pas être mal.

Le trek hivernal de Jedar Kantha

De Delhi à Dehradun

De Delhi on prend l'avion jusqu'à Dehradun où l’on passe deux nuitées dans un hôtel froid et humide. Le balcon donne sur un toit voisin où sèchent des bouses de yak, comme des tourtes au soleil, tandis que d'autres servent de combustible pour les travaux domestiques. Une fumée odorante pique nos yeux et narines. Dehradun est notre première immersion dans l'Inde profonde, dans le grouillement des rues provinciales, dans tout leur chaos et splendeur.

La route vers Sankri : attachez vos ceintures (ou pas) !

De Dehradun à Sankri, nous sommes emmenés en voiture par la compagnie des guides. Sept heures interminables pour parcourir à peine 197 kilomètres de petites routes de montagne. Les routes sont si étroites à des moments que, lorsqu'on croise une autre voiture, une des deux doit s'arrêter court pour que l'autre puisse manoeuvrer sans tomber dans le gouffre. Accélérations, freinages, virages à gauche, virages à droite, aucune ligne droite. La conduite saccadée du chauffeur sur les chemins tournoyants a vite raison de moi et je dois crier plusieurs fois "Stoooooop noooow, I'm sick!" et ensuite aller expulser au bord de la route le copieux petit déj,' sous les regards blasés des macaques.

L'estomac à la gorge, on arrive finalement à Sankri, un petit village de Sherpas situé à 1920 m, porte d'accès au parc Govind Pashu. Le vertige passe, l'air frais nous fait du bien et l’on fait la connaissance de Pankaj, notre guide pour les cinq prochains jours. Très jeune et attentionné avec nous, il nous conduit dans notre chambre et nous apporte un gros repas qui nous réjouit. Le village est petit, on se réfugie vite dans la chambre en attendant impatiemment le début de l'aventure le lendemain matin. Petite pensée pour le groupe électrogène de l'auberge, un machin improvisé qui tombait en panne toutes les cinq minutes et qui fonctionnait en défiant les lois de la physique.

Jadu Ka Talab (2773 m)

À l'aube, on prend le petit déjeuner avant que Pankaj charge les mules de nos bagages. On n'a pas de gros bagages et l’on essaie de porter nous-mêmes le maximum, mais les mules ont plein d'autres choses à transporter, des bouteilles de gaz et des sacs rugueux de jute remplis des vivres pour les cuisines des camps de bases. Les bêtes sont assez adroites, même sur les sentiers plus raides, menés de derrière par les "ha!" de leurs maitres Sherpas. Après quelques heures (quatre heures ? cinq heures ? je ne pourrais pas dire) de marche et de nombreuses pauses chaï, nous arrivons à Jadu Ka Talab (2773 m), le lieu où nous allions camper pour la nuit, pour la première fois dans des tentes sur la neige. Le paysage commence à s'ouvrir et la neige couvre les alentours, les arbres. Plusieurs compagnies de guides ont implanté des clusters de tentes autour d'une tente maitresse : la cuisine. La nourriture est fantastique et nous attendons avec une impatience pavlovienne chaque repas. On ne s'imaginait pas que la nourriture faite dans ces conditions-là pourrait être si délicieuse et bonne – on n'a pas eu le moindre problème digestif pendant le trek.

Le camp de base

Le troisième matin, on part vers le camp de base, à 4,5 km de Jadu Ka Talab. Là-haut, la neige est encore plus épaisse et j'ai le sentiment de redevenir enfant, quand les congères dépassaient souvent le niveau des hanches. C'est pareil au camp de base et c'est juste magique ! Il fait froid et c'est une vraie aventure de se brosser les dents dehors, d'aller aux toilettes ou de parcourir les 50m entre la tente et la cabane improvisée de la cuisine. Mais, comme on le savait déjà, chaque repas vaut vraiment le prix du froid, l'effort de mettre les chaussures froides et de se déplacer vers la cuisine… pour le chaï de 17 heures, Pankaj nous fait le plaisir de nous rapporter des petites gourmandises dans la tente.

Au sommet de Kedar Kantha

Le quatrième jour, le jour de l'ascension, commence très tôt, vers 3 ou 4 heures du matin. Le sentier monte et serpente dans la neige qui scintille à la lumière de nos frontales. Il fait froid, mais c'est extrêmement agréable et le sentier n'est pas raide. Sur le chemin, on retrouve encore une "cabane chaï", mais comme nous venions à peine de nous échauffer, on demande à Pankaj de continuer sans cette pause inopinée. On se retrouve pour la première fois devant le sommet de Kedar Kantha (3810 m) : il parait tout doux et calme sous la neige, éclairé du côté gauche par les premières lueurs du jour. On s'étonne quand Pankaj nous annonce encore deux heures de marche – nous aurions estimé pas plus de trente minutes jusqu'au sommet. Pankaj a eu raison, bien sûr : malgré l'apparence douce, l'arrête de Kedar Kantha monte de façon soutenue sur des parties assez exposées, un mix de neige et rochers balayés par un vif vent venant de l'est, de là où venait la lumière de l'aube aussi. En silence, je rêve de mes crampons que, pour optimiser le poids du bagage, j'avais décidé de ne pas ramener en Inde. En tout cas, on n'aurait pas pu les prendre, parce que les vols internes Dehli-Dehradun se font avec des avions à hélice qui n’ont pas de soutes ; même si les bagages volumineux sont acceptés, ce qu’ils contiennent doit répondre aux critères de sécurité des cabines – couteaux, briquet, piolets et crampons exclus ! Les mini-spikes fournies par la compagnie des guides ont leurs limites sur les pentes de neige croustillante. Mieux que rien.

Nous faisons la dernière montée vers le sommet, bouche bée – et ce n'est pas à cause de l'effort. C'est la vue stupéfiante d'une chaine compacte de sommets de 6000 ou 7000 m au loin. Le côté gauche nous apporte non seulement le soleil et le vent, mais aussi cette vue vers une pléthore de sommets dont Pankaj nous dit les noms, mais dont on a retenu, songeurs et émerveillés, que Gangotri. C'est là où l’on aurait dû aller, mais c'est sans doute un lieu où nous allons revenir, si jamais nos pas nous porteront de nouveau en Inde.

C'est beau au sommet. Bien qu'à moins de 4000 m, le froid et le vent hivernal subliment le Kedar Kantha, le rendent majestueux et digne de ses voisins plus hauts. Nombreux cairns couverts de neige et de givre marquent le sommet.

De retour à Sankri

Le retour vers le camp de base est tranquille et on prend le temps de prendre des photos et de s'émerveiller encore et encore. En arrivant, on observe derrière nous un amas de gros nuages qui paraissaient avaler rapidement le ciel et s'installer de façon menaçante. Le soir il a commencé à neiger et ça ne s'est pas arrêté de la nuit. Même si Pankaj passe de temps en temps pour déneiger la tente, nous nous réveillons dans nos sacs de couchage, les parois de la tente écrasées contre nos têtes, accablées par le poids de la neige. Quelle aventure de s'habiller, se chausser, se déplacer et redescendre ensuite, en empruntant un autre chemin vers Sankri. Sur les traces fraichement frayées par Pankaj et Muki, nous avançons laborieusement, pas après pas, dans les immenses amas de neige. Encore une ou deux pauses chaï, une belle marche et nous revoilà à Sankri, dans la même auberge avec son groupe électrogène chicaneur, ses Sherpas amassés devant les maisons de guides et les paysans aux traits tibétains menant leur quotidien sur ces hauteurs vertigineuses.

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