Déconfinement aux Aiguilles du Tour

…et quelques réflexions sur le temps en haute montagne

Printemps en Auvergne

“–Mais le temps doit passer relativement vite pour vous, dit Hans Castorp.
Vite et lentement, comme tu voudras, répondit Joachim. Je veux dire qu’il ne passe absolument pas, il n’y a pas de temps ici.” (La montagne magique, Thomas Mann)

Le confinement a été un trou de temps pendant lequel nous sous sommes accrochés à des routines de fortune, simulant la normalité, faisant semblant de savoir quel jour il est, même si cela ne voulait plus dire grand chose, et marquant les moments par des gestes, par des repères spatiaux ou même par des objets. Quel dégringolade et quel luxe d’avoir ne serait-ce que l’illusion de vivre en dehors du temps !

À force de persister dans cette boucle atemporelle, les nouvelles habitudes sont devenues petit à petit notre nouvelle normalité. La campagne auvergnate nous a permis de trouver et puis d’installer un rythme de vie très différent de tout ce qu’on avait connu auparavant, tonique et calme à la fois, calé sur les horloges de la nature printanière, de la météo et sur nos propres humeurs. Tous les deux jours –voire tous les jours lorsque les sentiers n’étaient pas trempés par des orages–, “petit” running de 10-15 kilomètres dans la forêt non seulement pour garder l’hygiène mentale et physique, mais aussi pour marquer symboliquement la frontière entre le temps de travail et le temps pour soi, faute de toute autre délimitation spatiale. Une semaine aurait dû s’être écoulée lorsqu’Endomondo, l’appli pour enregistrer les sorties de trail, indiquait 40km de trail. Voilà la seule et vraie mesure de la semaine, les kilomètres de trail ! Bilan total : 300 kilomètres de trail en huit semaines de quarantaine. Et tout ça dans un rayon “légal” !

C’est dans cet état d’esprit que nous complotâmes avec notre guide déjà officiel et bien-aimé de haute montagne à une reprise alpine mémorable, pour mettre au profit tout cet entraînement. Après quelques jours de réflexion, il se prononça : une sortie d’échauffement à l’Aiguille du Tour, ensuite un 4000m en fonction de la météo suivi par deux jours de grimpe en falaise aux alentours de Chamonix.

De Chamonix à la cabane d’Orny (2825m)

Par hasard, le refuge Albert 1er était plein ce jour-là. “Tant mieux, on va faire l’ascension des Aiguilles du Tour via la Cabane d’Orny. En plus, la course glaciaire est plus belle et plus longue du côté suisse”, nous assura notre guide. Sitôt dit, sitôt fait : rendez-vous au village du Tour. Une heure de route jusqu’à Champex-Lac via Martigny et Orsières. Télésiège jusqu’aux Grands Plans de la Breya (2194m), où commença notre nouvelle aventure, la première de l’année.

Souvent, les marches d’approche sont cette étape fade et inévitable qui nous permettent d’accéder aux refuges, les seuls avant-postes des sommets qui méritent d’être évoqués. La marche jusqu’à la cabane d’Orny fût tout sauf fade : laissant derrière la vallée de Champex et passant à côté du Grandiose Combin –parce que l’épithète de “Grand” ne rend pas justice à la prestance de ce sommet–, nous nous enfonçâmes dans le paysage glaciaire au fil du Torrent du Darbellay, que nous remontâmes sur des éboulis et puis de la neige. “Là, à gauche, c’est le Petit Clocher du Portalet, un des lieux mythiques de grimpe”, dit notre guide en nous indiquant une paroi de 200m extrêmement lisse et verticale. Peu après, nous rejoignîmes le refuge sur un isthme de neige, humbles comme des fourmis qui transgressaient un temple bordé de monolithes de granite : l’Aiguille du Glacier Rond et les Aiguilles d’Arpette à droite et le Portalet à gauche.

L’ascension de l’Aiguille du Tour (3540 m)

“Nous mesurons donc le temps au moyen de l’espace. C’est par conséquent à peu près la même chose que si nous voulions mesurer l’espace à l’aide du temps […]. L’espace nous le percevons par nos sens, par la vue et le toucher. Parfait ! Mais quel est celui de nos sens qui perçoit le temps ? […] Pour qu’il fût possible de le mesurer, il faudrait qu’il s’écoulât d’une manière uniforme, et d’où tiens-tu qu’il soit ainsi ?” (La montagne magique, Thomas Mann)

3h40 réveil cruel. 4h petit déjeuner frugal. 5h départ tardif, notre signature. Dans tous les cas, peu importe le temps. À la montagne, comme pendant le confinement, on ne vit qu’en dehors du temps.

Là haut, on jauge le temps par des moyens autres que les minutes ou les heures. La première unité de mesure c’est le pas. Un, deux, trois, trois cent quatre, les pas s’enchaînent au rythme des bâtons qui frappent les rochers avec le cliquetis de la trotteuse d’une montre. Après quelques essais diligents, on perd le fil et le compteur repart de zéro jusqu’au moment où on rentre dans une sorte de geste machinal où on ne compte plus du tout. Parfois, c’est le pouls qui donne la cadence, amplifié par l’inclinaison de la pente. Quand le cœur se met à ronronner tranquillement, on sait qu’il fait au moins une demi-heure de marche et que l’on est bien échauffés. Une autre mesure c’est la température de couleur : d’abord du noir moucheté et jauni par les faisceaux des frontales ; c’est le moment où l’on se pose pas de questions, on ne pense à rien d’autre que le prochain pas ; ensuite l’heure bleue et l’heure dorée, c’est le signe de deux bonnes heures de marche. Pendant l’ascension, le temps ne se divise pas en secondes ni minutes, mais en battements de cœur, souffles et halètements, degrés Celsius et kelvins, pauses eau et le niveau du thé dans la gourde, cordées doublées, crissements de crampons, crevasses franchies, dénivelé positif et négatif. Avec l’expérience, on apprend à lire ces signes du temps.

5h. Début de l’ascension depuis le refuge d’Orny. Contrairement aux autres cordées, qui sont toutes descendues tout de suite sur le glacier en sortant du refuge, nous suivîmes la courbe de niveau longeant le versant sud des Aiguilles Tourelle autour de 2900m, pour éviter une descente inutile. Nous enfilâmes les crampons un peu en dessous de la cabane du Trient pour commencer l’ascension du Glacier d’Orny et ensuite la traversée du Plateau du Trient à travers le Col d’Orny (3083m). Rond comme le cadran d’une montre, le Plateau de Trient est un spectaculaire cirque glaciaire encerclé d’aiguilles : les Aiguilles Dorées à 5h, l’Aiguille de la Varappe (3517m) à 6h, l’Aiguille Purtscheller (3474m) à 8h, les Aiguilles du Tour avec les deux pointes de 3541m et 3540m à 9h, les Aiguilles du Pissoir (3439m) et les Aiguilles du Midi (3300m) qui ne sont pas du tout à midi, mais à 10h. Après cette longue traversée montante, l’ascension finale se fit sur les éboulis grossiers et assez vertigineux de la pointe sud des Aiguilles du Tour (3540m). D’en haut, la carte des Alpes se déplie à échelle réelle et en relief devant nous : le massif du Mont Blanc au sud-ouest et le Mont Rose à l’est. Un peu plus loin, on devine même les Alpes Bernoises, avec le profil abrupt de l’Eiger.

Sans se trouver parmi les 4000 des Alpes, les Aiguilles du Tour sont tout de même spectaculaires et sont une excellente opportunité de remise en jambe après une longue pause. C’est sans doute un endroit où nous retournerons, pour une nouvelle escapade où l’on mesurera le temps en longueurs de corde et points de relais, suspendus sur les parois du Clocher du Portalet.

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