La Meije

Récit de la traversée de la Meije

La Meija

Là où Dieu pointe de son doigt le soleil, chaque midi, se trouve la Meije. Certains l’appellent « la Reine de l'Oisans » (Pierre Chapoutot). D’autres, l’inaccessible (Whymper). Son étymologie occitane m’a toujours fait penser à un postulat de géométrie occulte : Agulha de la Meija ou Agulha de Mejorn, de la racine indo-européenne médʰyos et proto-italique meðjos, signifie « au milieu ». Dans un enchaînement de triangles isocèles, la Meije pousse au centre de gravité des mondes visibles et invisibles, comme un véritable Axis Mundi autour duquel l’univers-même aurait tourné dans des temps immémoriaux.

Le dernier des grands sommets des Alpes à se livrer à l’humain – plus précisément à Emmanuel Boileau de Castelnau et à ses guides, Pierre Gaspard et son fils –, la Meije est le rêve d’une vie d’alpiniste. C’était pour moi un rêve dont je n’osais même pas rêver. Un rêve qui s’est accompli malgré moi.

Le cadeau

Début d’année compliqué. Pour me redonner le sourire, un bon ami me fit une proposition adorable et assez déraisonnable pour qu’elle me plaise : faire l’ascension de la Meije cet été avec son guide de haute montagne, ancien champion d’escalade et ouvreur de voies dans les plus raides faces nord des Himalayas et des Andes, Mathieu Détrie.

« Salut Mat. Je vais donc te confier Madalina pour faire la traversée des arrêtes de la Meije. Je veux juste une photo au départ du refuge, une au Doigt de Dieu et une à l’arrivée avec une bière à la main :). F. »

C’était en avril. L’été était loin. La Meije l’était encore plus. On fixe les dates à mi-juillet. Malgré un enthousiasme fébrile, je dénombrais en secret les variables d’ordre météorologique, humain, physique et métaphysique qui m’auraient permis de me défiler de façon honorable face à cette épreuve de feu, légèrement hors de ma portée. J’ai le goût de l’altitude, des glaciers et du rocher ; le froid, la fatigue et la difficulté ne font que m’enhardir. Mais la Meije ? C’était une autre ligue.

La chance

Ni les orages dues à la « goutte froide », ni une entorse de trois semaines n’ont pas su déjouer mon plan. « Oui, on a de la chance, la météo semble au beau fixe ce week-end !! » confirme Mathieu. Plus de volte-face possible. J’allais affronter la Meije, c’était inévitable. Il fallait trouver d’urgence une solution pour descendre dans les Écrins depuis Paris.

Villar-d’Arêne, un samedi matin, première rencontre avec ce guide à l’allure de héros olympien. Sur le parking du Faranchin, certains objets sont condamnés à rester dans le coffre de la voiture : appareil photo, 1,2 kilos de laiton ; sac de couchage, 800 g ; piolet droit, 75 cm. Pas de superflu sur nos dos. C’est dur de me séparer de mon Leica, mais je sais que Mathieu a raison et que je lui serai reconnaissante là-haut.

Direction le téléphérique de la Grave. Voilà le Grand Pic. Il est grand. Et piquant. « C’est très ambitieux – pour une première sortie de l’année, sans acclimatation », dis-je en montrant de mon doigt celui de Dieu, comme pour me disculper en avance pour un échec probable. Mathieu acquiesça : « Oui, c’est assez ambitieux… »

Les Enfetchores

Au départ de la gare intermédiaire du téléphérique de la Grave (2400 m), l’approche commence par l’éperon gauche des Enfetchores, un talus de granite gris, amorphe, oublié par le temps et les glaciations. En patois, s’enfetcher ça veut dire se perdre, m’explique Mathieu, mais il connaît ce dédale par cœur et il trouve rapidement l’issue sur le Glacier de la Meije. Pour rejoindre la Brèche de la Meije (3357 m), nous traversons le glacier en contournant la rimaye sur le versant gauche. Ici, un émietté géologique de gneiss remplace le granite basal offrant à nos semelles un défi inattendu. Entre la Meije et le Râteau, la brèche nous ouvre la porte vers le monde incroyable du bassin versant du Vénéon et du Glacier des Etançons, avec une vue plongeante sur le refuge du Promontoire (3092 m). Après une descente assez escarpée, les traces dans la neige ramollie nous mènent aussitôt au refuge. 14h30. Première mission accomplie. Mathieu sourit, rassuré. Je souris aussi et commande le jus de pomme que j’avais en tête depuis la rimaye. Les rimayes donnent soif.

Le Promontoire

Au refuge, le temps avance à reculons : une clepsydre invisible disperse avec parcimonie la quantité immuable d’heures et minutes qui nous séparent du réveil, goutte à goutte, geste après geste.

Un autre jus de pomme. Une assiette de carbonara. Est-ce judicieux de servir des oeuf crus en haute montagne ? Un tour du refuge. Un dortoir, six places, le Campement des Demoiselles. Il n’y a pas que des demoiselles qui campent dedans. Petite sieste pour ralentir le cœur qui bat plus vite que les secondes. Il gère comme il peut les 3000 m de dénivelé parcouru en quelques heures. Visite de courtoisie au cabanon des toilettes « écologiques » à 20 m du refuge. La porte ne ferme pas. Un autre tour autour du refuge. J’escalade et je désescalade du regard l’arête du Promontoire. Ce n’est pas une arête, ni un promontoire, mais la muraille en ruine d’une forteresse qui montait jadis jusqu’au ciel. Une cordée descend le pas du Crapaud. Ils ont des casques verts et des voix de grenouille, comme par hasard.

Le vallon des Étançons sombre dans le brouillard qui monte du sud et, avant même de finir la soupe de petits pois au fromage, les foudres déferlent dehors dans des torrents chargés d’électricité. Béantes et béates, les bouches avalent une bouillie de légumes tout juste comestible et prodiguent des histoires de haute montagne. Le refuge est plein à craquer. Les plus chanceux dormiront dans les dortoirs. Les derniers arrivés, un groupe d’une dizaine d’Espagnols, sur le plancher de la salle à manger. Les plus téméraires bivouaqueront dehors, sur un « balcon », même si je ne vois pas bien où cela peut se trouver. Il pleut à verse. Je décide que je n’ai pas besoin d’aller aux toilettes.

En attendant le sommeil, un pressentiment se love dans mon esprit : si ici c’est trempé, cela veut dire qu’en haut ce sera sans doute gelé. Est-ce que la météo décide finalement de nous saboter ? Je préférerais pas. Maintenant, cette mission me semble de plus en plus possible. Comme Emmanuel Boileau de Castelnau, « je ne voulais pas revenir sur mes pas sans avoir fait tout ce qu’il était possible de faire pour atteindre un point plus élevé. »

Le Grand Pic

« Nous comptions sur le lever du soleil : ce fut la neige qui survînt. A 6 heures, elle tombait en abondance et le vent soufflait en tourmente : il fallait partir et descendre à tout prix. Mais les rochers couverts de grêle et de verglas n’offraient aucune prise […] », extrait du récit d’Emmanuel Boileau de Castelnau publié dans la revue du Club Alpin Français en 1878.

4h50. Dans le noir, le vide ne me fait pas peur. La nuit estompe la conscience de l’abîme. Dans le noir, j’oublie aussi le creux qui ronge mon estomac après un petit déjeuner sucré et frugal. Heureusement, l’escalade commence juste derrière le refuge, on n’a pas le temps de rêvasser à des oeufs brouillés à la truffe ou des saucissons imaginaires.

Pour commencer, le Crapaud nous demande le mot de passe et nous autorise à entrer au pays de la Meije, pays des merveilles. Jusqu’au Campement des Demoiselles, les cordées avancent comme des processions de lucioles hypnotisées par leur propre lumière. Le Couloir Duhamel trahit sa sombre réputation et nous offre dans ses ténèbres du confort et de l’abri contre le vent qui souffle fort pour chasser la nuit. L’aube descend sur la Barre des Écrins et chasse à son tour les marées de nuages qui dormaient paisiblement dans la vallée. Les frontales fanent dans la lumière naissante.

Prochaine épreuve : le Mur Castelnau, la plus dure partie de l’ascension, selon les avertissements de Mathieu. Cette immense dalle verticale sera l’occasion de me servir de toutes les ruses apprises à Fontainebleau, sans droit à l’erreur. Un pas après l’autre, c’est moins dur que ça a l’air. Au fil de l’ascension, d’autres personnages mythiques nous donnent des gages : l’Âne nous fait passer sur son Dos, les Autrichiens nous accordent la faveur de traverser leur Dalle. Le Chat fait un Pas vers nous et nous avise à préparer les crampons pour la rencontre avec le Glacier Carré. Suspendu aux parois de granite à 45º, ce glacier chenu et rabougri nous emmène gentiment jusqu’à la base du Grand Pic. Il nous reste encore 333 m précis de dénivelé jusqu’en haut. Rien du tout. Je me vois déjà au sommet.

Un peu trop tôt. À la base du versant ponant du Grand Pic, mes pressentiments prennent vie. De violentes rafales de vent et des couches épaisses de verglas nous font comprendre que la mission est loin d’être finie. Je suis bonnement la corde, où qu’elle aille, pour ne pas faire attendre Mathieu dans des endroits exposés. Ici tout est exposé. « Allez, Madaaaa, alleeeeeez ! », de la Meije à la Bérarde, toute la vallée entend mon nom. Mes bras se crispent sur les prises, les pieds pataugent sur l’enduit de glace. J’entends les bleus fleurir là où les tibias percutent le rocher. Essoufflée, j’enjambe le docile Cheval Rouge, je fais une révérence devant le Capucin, qui incline son Chapeau en retour, et je rejoins Mathieu au sommet.

9h50. 3983 m. Grand Pic. La magie existe. C’est de la magie blanche comme la neige, grise comme le granite.

Le Doigt et les dents de Dieu

« C’était beaucoup d’être parvenu au point culminant ; mais il nous fallait en descendre ; cette idée n’avait rien d’agréable ni de rassurant. », Boileau de Castelnau.

Au sommet, une petite vierge de bois nous accueille. Ou est-ce Jésus ? Pour un moment, l’aspect androgyne de cette déité me rend confuse. L’ancienne statue, la vierge de fer, avait pris la foudre plus qu’une fois, alors on a opté pour une matière plus isolante. D’ici on voit l’arête dans toute sa grandeur : c’est une lame acérée et dentée qui s’étale d’ouest en est ; un plan enneigé, lisse et vertical sur son côté nordique ; un chaos terrible, dénuée et tout effondrée au sud.

Eau, nourriture et selfies, la routine du sommet. Joie modérée, car je vois mieux ce que Mathieu veut dire par « au sommet, c’est loin d’être fini ». Trois rappels sont nécessaires pour descendre du Grand Pic sur la Brèche Zsigmondy. Lentement, très lentement, je me laisse glisser sur ce brin de corde qui me livre au vide. En plein jour, le vide est omnipotent. Si seulement il pouvait faire encore nuit, juste le temps des rappels !

Un peu après la Brèche, un câble d’acier contourne la dent Zsigmondy et nous montre la route vers une goulotte de glace qui remonte une centaine de mètres vers la deuxième dent. Ce sera ma première cascade de glace. Accessible au début, la cheminée se raidit au fur et à mesure et, pile à l’endroit où la pente atteint plus de 70°, le câble d’acier s’enfouit sous la glace. Tant pis, à force de l’avoir serré trop fort, mon avant-bras droit est tout tétanisé. Il faut faire avec d’autres moyens, planter plus fort crampons, me tracter au piolet ; inutile de réclamer du « seeeeec ! » car le vent emporte ce cri loin des oreilles de Mathieu, emmitouflées dans la capuche. Je lui remercie de m’avoir déconseillée l’appareil photo, un gramme de plus aurait été insoutenable. Soufflant comme une locomotive à vapeurs, je sors de la goulotte. Heureusement, « ce passage fut le dernier qui nous donna de l’ennui », comme l’écrivait Gaspard-père dans son récit adressé à la Direction centrale du Club alpin en 1877.

De la deuxième jusqu’à la quatrième dent, on monte et descend sur la lame de l’arête, les doigts accrochés aux haches de gneiss rubané, les pieds en opposition contre la paroi. Ce n’est pas dur : c’est « seulement » impressionnant de se savoir suspendue au point où la matière se termine et commence le néant, accrochée au bout du monde, comme pour ne pas tomber dans la stratosphère.

Mathieu me descend en moulinette dans une autre brèche, celle qui précède le Doigt de Dieu. Appelé aussi le Pic Central de la Meije, ce sommet sera les derniers mètres de dénivelé positif de notre traversée — je pourrais presque m’en passer, mais il n’y a pas de voie alternative. Ici, à 3973 m, nouveau dilemme mystique : pourquoi l’appelle-t-on Doigt de Dieu, mise à part sa forme de relique surhumaine ? Son orientation de bas en haut et non de haut en bas est une vraie énigme. Cela veut dire que soit (1) il n’appartient pas à Dieu, céleste par nature, soit (2) Dieu même siège dans cette montagne, de façon animiste. Après 8h d’effort et un certain manque d’oxygène, je conclus que ce doigt doit appartenir à une déesse chthonienne, maîtresse du granite et du gneiss, en colère contre le cosmos pour ses foudres et inconstances. Appelons le « le Doigt de la Déesse », ça me paraît plus plausible.

La descente

Ayant gagné les grâces de la déesse, nous basculons au nord du faîte de la Meije vers le Glacier du Tabuchet. Quelques derniers rappels en terrain mixte sont nécessaires pour descendre le Doigt, l’occasion de pester contre Mathieu pour me mouliner trop vite. La rimaye du Tabuchet a faim et veut m’avaler, je l’esquive au dernier moment. Passé la rimaye, la possibilité d’un jus de pomme au refuge me donne la force de continuer. Des chevilles en coton vacillent sur le glacier en sucre. Hélas, pas de jus de pomme, mais la vue de la Meije est tellement époustouflante que je ne pense plus à rien. Le fait de dire « on vient de là haut » est beaucoup plus puissant et troublant que le « on va aller là haut » de la veille. Cette journée a la même consistance qu’un rêve. C’est magique, mais est-ce réel ?

Nous quittons le « dortoir » de l’Aigle. Deux crevasses, une langue de glacier et un pierrier sans fin nous séparent du repas et de la bière d’arrivée. La pente du glacier nous invite à lâcher contrôle. Je lâche contrôle. Pour la première fois depuis quelque temps, je renonce à l’idée de maîtriser chaque pas, chaque mouvement, je me laisse glisser sur les fesses à toute vitesse et ça me donne une joie enfantine. Le pantalon résiste ; le baudrier, un peu moins. Il est même pas 18h et nous sommes en bas. La Meije est en haut, majestueuse et lointaine comme une déesse sur un sommet isocèle.

« Si je revois la Meije un jour, je t'imaginerai sur le Doigt » me dit un ami. J’y serai encore, une partie de moi y sera toujours, car j’ai laissé un bout de souffle et de cœur accroché à ce bout de monde.

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