La vie en (Mont) Rose

Stage d’alpinisme dans le Mont-Rose avec la Compagnie des Guides de Chamonix

Jour 1

La Mer de Glace

8h30. Rendez-vous à de la gare de Montenvers à Chamonix pour rejoindre la Mer de Glace. Première rencontre avec la personne qui aura à charge de nous guider et de nous amener le plus haut possible lors de ces prochains jours. Jean-Claude, que nous avions déjà eu par téléphone, nous attendait devant la gare. Quand il se lève pour nous accueillir, la première chose qu’il nous dit est qu’il n’est la peine de stresser, que nous avons le temps et que la montagne ne va pas s’en aller. En Savoie, on ne se presse pas. Je ne sais pas s’il s’agit d’une habitude qu’il a de dire ça ou si ce sont plutôt nos regards, un peu affolés par l’excitation du premier jour qui l’y ont incité, mais en tout cas, c’est rassurant.

Nous nous dirigeons vers le train. Les deux voitures qui le composent sont déjà pleines de touristes équipés de tongues et d’appareils photos et de quelques alpinistes qui enfilent à l’arrache leurs baudriers et casques, les pieds entravés dans des pelotes de cordes. Au fur et à mesure du voyage, des « Waouh ! » envahissent le wagon au rythme des sommets qui défilent. Nous arrivons bientôt au terminus, Le Montenvers, 1913m.

En dessous de la gare, sur un petit terrassement, nous sortons notre équipement d’alpinisme. D’abord le baudrier, ensuite les guêtres, puis le casque. Jean-Claude, notre guide, nous lance vite un premier défi : « Maintenant, nous allons descendre ensemble quelques marches... pas besoin de corde. ». Quatre cent quatre-vingts marches. Via des échelles. Quasi-verticales. C’est ce qu’il faut descendre pour arriver au niveau du glacier. Heureusement, nous ne le savions pas. Par chance, ça a été aussi le moyen de vérifier que nous n’étions pas sujet au vertige. Ce qui tombe plutôt bien pour un stage d’alpinisme. Pour certains, l’aventure s’arrête déjà ici.

Arrivés en bas, les crampons se rajoutent à notre tenue. « Voyez-vous, maintenant vous marchez sur 150 m de glace. 150 m ! II y a 40 ans, le glacier arrivait jusqu’en haut de la station de train… ». Sous nos pieds, la profondeur n’est pas soupçonnable, car la glace est cachée par une couche épaisse de poussière de granite. En amont, au fil du glacier, la glace se dévoile, lumineuse et bleuâtre, sillonnée de crevasses, de fissures et de torrents interstitiels. De lieu en lieu, nous remarquons des trous cylindriques dans la glace, creusés par des cailloux de petite taille écroulés. Au contraire, les gros rochers se retrouvent souvent surélevés sur des piédestaux de glace translucide, leur propre ombre faisant office d’agents de froid pour les maintenir en équilibre. Les lois de la physique, belles et tangibles, se déploient devant nos yeux.

Nous commençons une danse maladroite sur la glace : avancer, reculer, zigzaguer, monter, descendre des surfaces plus ou moins raides. « Écartez vos pieds, pliez les genoux, c'est simple ». Cela continue jusqu’à midi, quand nous décidons de picniquer sur les éboulis, juste au pied du refuge de la Charpoua. Nous sommes en bonne compagnie : à l’est, les terrifiants Drus, plus loin au sud les Grandes Jorasses et sur sur notre droite, vers l’ouest, l’Aiguille des Grands Charmoz et l’Aiguille du Grépon.

Au retour, pendant encore quelques heures, nous continuons la danse des crampons de l’autre côté de la vallée principale, en-dessous des Aiguilles. La remontée des échelles s’avère plus facile que la descente, même si à des moments nous montons directement sur les rochers et leurs bords mesquins. Cordés, concentrés, nous ne nous rendons même pas compte quand nous rejoignons le haut du plateau et le sentier vers la gare du Montenvers.

Jour 2

L’Aiguille des Grands Montets (3295 m) et la Petite Aiguille Verte (3512 m)

8h47. Ça aurait dû être 8h30, mais les bus de Chamonix ne sont pas des horloges suisses. Jean-Claude, notre guide, nous attend patiemment à Argentière, d’où nous prenons la télécabine jusqu’à l'Aiguille des Grands Montets (3295 m). C'est la première fois que nous allons plus haut de la barrière des 3000 m ! Là-haut, je commence à avoir une meilleure compréhension ce que le mot alpin veut dire : pentes vertigineuses, fleuves de glace au dos sillonné de crevasses, neige à perte de vue, rochers perchés en hauteur et des des fourmis marchant en file indienne sur les traces dans la neige–les gens. Dans cet environnement, l’alpinisme est bien plus que de la grimpe : c’est tout un mix de techniques, outils et instincts pour écouter et maîtriser les forces de la nature et de la haute montagne...

Nous reprenons les exercices sur la neige glacée et la matinée passe sans nous en apercevoir. Pour mettre immédiatement en pratique les nouvelles compétences de crampons, Jean-Claude nous propose de monter vers la Petite Aiguille Verte : il faut d’abord faire une grande diagonale sur le versant enneigé, ensuite chevaucher une arête rocheuse avec, bien sûr, des brèches et des défis ponctuels, surtout quand plusieurs cordées se croisent dans un couloir de quelques centimètres.

La descente est rapide, même si un peu plus technique. Arrivés de nouveau au niveau de la télécabine des Grands Montets, Jean-Claude nous soumet une dernière épreuve : descendre sur le glacier d’Argentière afin d'escalader ensuite les éboulis pyramidaux qui forment le sommet des Grands Montets. D’un côté des Grands Montets il y a des escaliers ; de l’autre, du rocher hostile. Nous prenons le rocher. La pente est raide et nous grimpons sur la « crinière » des Montets, le pied gauche au-dessus du vide et le droit cherchant des prises à peu près stables sur les rochers énormes. Le fait d’être encordés offre un vague sentiment de la sécurité, mais ne nous laisse pas toute la liberté de mouvement, surtout sur les passages difficiles. Au bout de 30 ou 40 minutes de grimpe et d’émotions, nous arrivons en haut des Grands Montets.

Après cette version en miniature du Grand Couloir et privés d’une troisième journée de stage à cause d’une remontée mécanique en panne, nous avons un moment de doute sur la capacité d’attaquer le lendemain l’ascension du Mont-Blanc. Il faut dire que deux jours de stage ne sont pas suffisants pour être à l’aise avec le vide, avec le sentiment d’insécurité et surtout avec les techniques d’escalade. Après avoir pesé tous les arguments, tiraillés entre envies et limites, nous prenons la décision de continuer notre préparation en haute montagne et de reprogrammer le Mont-Blanc pour septembre. Jean-Claude nous parle du Mont-Rose, le deuxième plus haut massif des Alpes, beau et sauvage, mais un peu moins technique, donc plus indiqué en tant que terrain d’entraînement. L’ascension d'un sommet devrait être un moment de plaisir et non pas une prise de tête...

Jour 3

Le refuge Città di Mantova (3496 m)

Comme d’habitude, 8h30. Rendez-vous à Chamonix pour partir vers la Vallée d’Aoste en Italie, la porte d’accès vers le Mont-Rose. Les 150 km passent vite et nous arrivons un peu avant midi à Staffal. Nous garons la voiture un peu à l’arrache, sur l’herbe au bord de la route, car le parking était complet. Normal pour un samedi… Nous prenons une première télécabine, Staffal-Gabiet, qui nous dépose à 2318 m ; la deuxième nous emmène jusqu’à Passo dei Salati (2961 m) ; on prend une troisième et on arrive enfin à Punta Indren. À 3275 m, nous mettons tout de suite nos bonnets, gants et crampons, car il y a du vent et la neige est encore assez dure.

Nous marchons 30 minutes avant d’arriver au refuge de Mantova. Il est plus haut que le refuge des Têtes Rousses (3200 m) et un peu moins haut que le Refuge du Goûter (3700 m), donc ça va nous donner un premier vrai contact avec la haute montagne. Nous allons passer ici les prochaines deux nuits, dans une chambre de 3 places, juste pour nous et notre guide. Un autre point fort par rapport aux refuges du Mont-Blanc, où tout le monde se tasse dans une grand dortoir commun... Le Mantova nous charme tout de suite par son ambiance chaleureuse et par sa propreté. Les règles du refuge sont claires : on dépose d’abord l’équipement au sous-sol dans des casiers individuels, on prend des Crocs (chic !) et ensuite on peut rentrer dans la salle à manger et dans nos chambres. Jean-Claude connait tout le personnel du refuge. Ils sont tous très sympas et nous donnent le choix entre deux plats pour le petit-déjeuner et le dîner. Ce sera minestrone et de la viande pour nous.

Une fois installés, nous grignotons un morceau et on fait une première sortie dans le massif du Mont-Rose, aux alentours du refuge Mantova. Marche dans la neige fondue jusqu’au refuge Gnifetti à 3647 m, un peu de grimpe et descente sur une partie rocheuse. Sans voir le temps passer, on se rend compte qu’il faut rentrer pour le dîner. Selon notre guide, après le dîner nous saurons déjà qui aura le MAM, le mal aigu des montagnes, cette roulette russe de la haute montagne qui frappe aléatoirement à partir de 2000 m d'altitude. Souvent, en haute montagne, on a 8h de « trêve » au bout de laquelle le MAM peut arriver ou pas, sans aucune liaison avec le niveau physique des gens. Vraiment au hasard.

Le minestrone servi, Julien n’a pas vraiment d’appétit ; en fait, un petit mal de crâne commence à l’embêter. Le paracétamol n’a pas l'air de marcher. Il est tout blanc, même malgré les rougeurs des coups de soleil qu’il avait pris. Il part dans la chambre. Le minestrone est très bon, même si je remarque une overdose de carottes, mon ennemi depuis toujours. La viande et les petits pois sont bons également. On a même un dessert ! La cuisine de cantine a son charme et je profite pleinement de tout ce qu’on nous met sur la table.

21h. Dodoooo...

Jour 4

Zumsteinspitze (4563 m), Punta Gnifetti (4554 m) et Parrotspitze (4432 m)

3h45. Tout le refuge résonne de réveil-matins. Comme par miracle, je me réveille tout de suite et je m’habille à une vitesse incroyable (pour cette heure-là). Ma tête est claire et concentrée sur la cible de la journée : objectif Zumsteinspitze (4563 m), le troisième plus haut sommet des Alpes, après le Mont-Blanc (4808 m) et la Pointe Dufour (4654 m), sa jumelle. Je prépare mon sac et ensuite je vais dans la salle à manger, où Jean-Claude et Julien étaient déjà. Oui, ils ont été même plus rapides que moi :)). Un bon petit-déjeuner italien : jambon, salami, céréales, miel, confitures et biscottes. Nos gourdes isothermes étaient bien remplies de thé par les soins du refuge. Julien n’est toujours pas bien et décide de lutter contre son MAM dans le lit.

5h30. J’enfile tout l’équipement nécessaire sur la terrasse du refuge, tâche qui me prend encore trop de temps, par manque d’habitude. Nous partons parmi les dernières cordées, dans le brouillard et la faible lumière de l'aube, aussi raréfiée que l’oxygène. Tandis que les autres cordées se suivent en file indienne sur la sente déjà faite, nous avançons en faisant d’amples slaloms sur la neige glacée, pour fatiguer un peu moins nos mollets. Cette stratégie fonctionne bien, car nous doublons des cordées de gens qui avaient déjà l’air fatigués. Le brouillard devient rose (mais ce n’est pas de ça que vient le nom « Mont-Rose ») et commence à éclairer sélectivement les sommets les plus hauts. Le Castor [non, pas l’animal ;), mais le personnage mythologique] se révèle en premier, baigné de lumière. J’ai un fort sentiment d’irréel et du divin–malgré la traversée de plusieurs crevasses et les taches de vomis qui pavent la route vers le Col du Lys.

7h00. Col du Lys (4150 m). Jean-Claude m’avait déjà parlé à la veille de ce milestone : « Tu verras, demain matin, même avant d’arriver au Col du Lys, il y aura une seconde vague de MAM ». Cela explique parfaitement les taches colorées sur la neige... Heureusement, tout va bien pour notre petite cordée et on continue sereinement l’ascension. À mi-chemin, juste après le Col du Lys, un panorama incroyable s’offre à nos yeux : l’élégante arête sommitale du Lyskamm tout de suite sur notre gauche, le Breithorn, le Matterhorn et la Dent Blanche un peu plus loin toujours à gauche, tandis qu’à droite on va longer le pied de la Parrotspitze, cette crête à forme de baleine dormante en glace.

8h50. Zumsteinspitze. Après une dernière partie mixte de neige et rocher où le piolet a été bien utile, nous sommes la deuxième cordée à arriver au sommet. La vue est incroyable, tout autour. Juste à côté, séparée par une brèche rocheuse technique, la Pointe Dufour. Plus loin, les sommets les plus mythiques des Alpes Suisses et le Zermatt. La statue plantée sur le Zumstein regarde vers le refuge Regina Margherita, audacieusement dressé sur la Pointe Gnifetti.

Comme nous avons eu un très bon rythme de marche, au retour nous décidons de faire quelques petits détours : le premier jusqu’au Refuge Regina Margherita en haut de la Pointe Gnifetti ou Signalskupp, le plus haut refuge des Alpes, et le deuxième sur la belle et étroite arête sommitale du Parrotspitze. Trois sommets de 4000 m en un seul jour, pas mal ! Brûlés par le soleil des hautes et un peu affamés, nous descendons à grande vitesse vers Mantova.

12h40. Arrivée au refuge. Grosse faim. Sieste d’après-midi. Repas tranquille. Julien avait vaincu son MAM.

Jour 5

Pyramide Vincent (4215 m)

3h45. Nouveau réveil matinal. Programme du jour : la Pyramide Vincent. Madalina préfère dormir. Il faut dire qu’elle a bien assuré hier, alors se lever pour un petit 4200… Mais, lorsque nous descendons : cantine fermée. À priori, le tenancier aurait trop fait la fête la veille, nous décidons de nous recoucher pour patienter.

4h00. Nouveau réveil. Cantine toujours fermée. :-/

4h40. Réveil affolé, nous nous étions carrément rendormis. La cantine est ouverte et certains ont déjà fini leur petit-déjeuner. Nous ne pressons pas pour autant, ça ne sert à rien de courir et personne ne nous attend en haut. Nous quittons le refuge parmi les derniers, vers 6 heures, mais grâce à cette –pourtant évidente– technique qui consiste à attaquer la pente en faisant des virages, nous rattrapons des cordées et prendrons même le luxe d’arriver au somment de la Pyramide bien avant tout le monde. Bien que le ciel soit couvert, les lumières sont magiques et les couleurs changent à une vitesse incroyable. Au sommet de la Pyramide, les chaînes de montagnes s’étendent à perte de vue. Après mes expériences aux États-Unis, je ne pensais pas pouvoir un jour retrouver ce sentiment d’immensité et d’infini nature en Europe. Mais, là, cela dépasse tout ce que j’ai pu voir jusqu’à ce jour. Un sentiment d’apaisement me submerge. Puis, le temps de boire un peu de thé chaud, il faut redescendre. On se reconcentre et hop !

Nous descendons le plus vite possible en faisant attention que je sois toujours sur des appuis stables à chaque pas. Le fait de ne pas se faire entraîner par son poids me semble important pour deux raisons toutes simples : il ne faut pas tomber et il faut pouvoir s’arrêter net face aux crevasses qui peuvent apparaître au dernier moment. Jean-Claude a d’ailleurs interrompu la descente plusieurs fois : il se stoppe lui-même et tend les bras pour former une croix. Nous ne nous étions pas donné d’instructions quant à des signes à connaître, mais il faut dire que celui-ci s’est avéré plutôt évident. Après qu’il est cherché du regard les passages adéquats, nous reprenons notre rythme non sans contempler un instant les crevasses béantes à côté desquelles nous nous frayons un chemin. L’alpinisme a ceci de magique qu’il fascine, mais rappelle aussi régulièrement qu’il peut être dangereux. Nous croisons encore les groupes que nous avions dépassés à la monté et qui nous regardent d’un air stupéfait suivre notre trajectoire en « S ». À l’approche du refuge, dès que nous quittons le glacier pour la neige, nous retirons corde, crampons et baudrier pour pouvoir descendre encore plus vite, libres de nos mouvements.

9h20. Nous sommes de retour. Le temps de boire un peu au refuge, de rassembler nos affaires, nous voilà repartis en direction des télécabines. Le brouillard accompagne notre descente comme pour nous dire qu’il était temps d’y aller. En bas, la voiture est toujours là, seule sur l’herbe. Même pas d’amende. De temps en temps, nous oublions de respirer. Profusion d’oxygène ! Même le cœur ne se donne plus la peine de battre trop vite, 50 battements de cœur par minute suffisent. Le bitume paraît bien rude sous les pieds après ces trois jours dans la neige.

Jean-Claude nous rappelle que la vraie vie est en bas, pas en haut.

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