Un marathon ? À Venise ? Pourquoi pas.
Ce n’est pas parce que c’est inutile que ce n’est pas indispensable.
J’en avais déjà couru un l’an dernier, seule, en forêt. Je savais que j’en étais capable, dans l'absolu. Mais un mois après la rupture complète du ligament talo-fibulaire ? Trop tôt. Trop risqué. Ce serait de la folie. Après de longues délibérations avec le kiné, le radiologue et moi-même, j’ai choisi — lucidement, mais obstinément — d’y aller quand même. Au moins pour le départ symbolique, sans trop croire à la ligne d’arrivée. Ce dernier mois, je n’ai d’ailleurs pas du tout couru, à cause de cette méchante entorse.
Les coulisses d’un marathon
Courir un marathon organisé, ce n’est pas du tout comme courir dans les bois. Ce n’est pas la liberté des sentiers : c’est de la logistique.
Lever à 5h. À 7h du matin, Charlie et moi prenons la navette spéciale « 42 K » de Mestre à Stra, près de Padoue. « Médecin ! Y a-t-il un médecin ? Un médecin ! » À peine partis de Mestre, quelqu’un fait un arrêt cardiaque. Pauvre bougre ! Il n’a même pas eu l'occasion de commencer son marathon. Sans savoir ce qu’il est advenu de lui, un autre bus nous récupère et nous dépose à la Villa Pisani, d'où partira la 39e édition du Marathon de Venise. En ce lieu, l’Histoire a osé l’un de ses écarts les plus grotesques : en 1934, Mussolini y serra la main de Hitler pour la première fois ; en 1969, Pasolini y tourna Porcile…
Nous avons presque 2h à tuer avant le start prévu à 9h40. Tout le monde tourne en rond. Mais ce temps mort se remplit vite de petites besognes : épingler son « pettorale » (aka dossard), strapper la cheville, charger la ceinture d’hydratation de gels et de gelées énergisantes, déposer les affaires dans le camion désigné, faire diligemment la queue aux toilettes sèches, comme les autres 7 000 marathoniens qui veulent partir légers, corps et esprit.
Le décor baroque est sous haut voltage. L’air grésille d’énergie, celle des milliers de participants et des centaines d’organisateurs, dans un flux tendu d’impatience et d’adrénaline, somme de tout autant de volontés d’auto-dépassement.
Le départ : s'envoler. 🎈
Km 0, Stra, 9h40. Hymne national d'Italie. Prontiii… partenzaaaa… VIA ! Dans la foule, il me faut quatre minutes pour franchir le sas de départ et démarrer la puce chrono attachée au dossard. Je commence la course avec Charlie, dans le groupe des ballons bleus qui marquent l’allure 6:15/km.
Km 5, Dolo. Tout va bien. Premier ravito, un peu d’eau, on déroule, malgré la densité de coureurs, qui fusent chaotiquement de partout. Je suis ravie de mes chaussures ultra-légères, je ne les sens même pas !
Km 10, Mira. Les cohortes se raréfient petit à petit. On longe le canal de la Brenta, avec ses villas palladiennes, des fanfares, des enfants qui tendent les mains pour faire des checks. Les « Forza ! Bravo ! Sempre duri ! » surgissent de partout. Les groupes de musique font vibrer l’asphalte. Des sourires, des décibels et des foulées déphasées de cette légion de coureurs. Portée par l’euphorie collective, j’ai l’impression d’être légère. Je ne cours pas. Je flotte sur une vague qui glisse tout seule vers la lagune.
Km 15, Oriago. On passe devant la Villa Foscari, dite La Malcontenta, sublime et solennelle. C’est plutôt un temple roman. Charlie dit qu’elle est hantée, par un esprit malcontent, qui s’est fait présent même pendant les tournages des films. On bavarde sans effort : très bon signe !
Km 21, Marghera. Sans transition, on passe des villas historiques à la zone industrielle de Porto Marghera, pôle pétrochimique et industriel majeur. On dit que le marathon de Venise est, avec celui de Florence, le plus beau d’Italie. Mais soyons honnêtes : qui a vraiment le loisir d’admirer le paysage à ce stade ?
Je me concentre sur la respiration, sur la cheville qui chauffe un peu. J’admire les chaussettes jaune fluo et rose fluo des coureuses devant moi. Je rêve de l'eau que je vais boire au prochain ravito. Mauvaise idée d’avoir ingurgité les boissons énergisantes du sponsor quelques kilomètres avant : mon estomac proteste. Je vais rester à l’eau. Je mâchouille une gelée caféinée et puis j’attends l’effet magique qui – spoiler alert – ne vient pas. J’ose penser que, toutes choses égales par ailleurs, je pourrais être parmi les finishers.
La programmation musicale est génialement pensée : « Whoaaaa, we're half way theeeeere ! » 🎶, nous annonce Bon Jovi dans la foulée. À vrai dire, I'm livin' on a prayer, right now.
À mi-chemin : ça commence à ramer. 🚣♀️
Km 25, Mestre. Oups ! La première vague des ballons bleus me rattrape. J’essaie de tenir bon, et j’y arrive pour l’instant, mais la gravité commence à avoir raison de ma légèreté du début.
Km 30, le parc San Giuliano à la sortie de Mestre. Les cuisses se raidissent à force de ce geste répétitif et mécanique de robot rétro-futuriste. Je prends un gel « spécial +3h », mais ça ne fait que coller à mes doigts et à ma langue. J’attends désespérément le prochain ravito pour rincer cette pâte sucrée de ma bouche.
Km 35, Ponte della Libertà. Quatre kilomètres en ligne droite qui relient Venise à la terra ferma : un pont ferroviaire, inauguré en 1846, et un ruban de béton, inauguré par Mussolini en 1933 sous le nom de « Ponte Littorio ». J’ai l’impression de courir au ralenti. La deuxième vague des ballons bleus me double : je viens de sortir de l’intervalle de 6:15/km. Ce n'est pas le pont de la liberté, c'est une interminable highway to hell. À l’horizon, Venise scintille comme une Fata Morgana.
Le panneau de « 35 km » me dit que je suis à la fois proche et encore très, très loin de l’arrivée.
Les derniers 7 km : nager dans l’acqua alta. 🐟
Km 38, Venise ! Je pose enfin pied sur les pavés vénitiens en pierre d’Istrie, glissants et inégaux, parfois submergés d’eau le long du canal della Giudeca. Ça sent la vase. Je marche quand je ne vois plus où je pose le pied, pour ne pas brutaliser davantage ma cheville.
Km 39 : l’illusion d’avancer. Le parvis de San Marco est inondé, on fait semblant de courir, on nage. Mes chaussures ultra-light sont un tamis, mais l’eau froide apaise la cheville en surchauffe. Sous l’eau, je zappe le panneau du km 40.
Km 41. E pur si muove ! Les spectateurs agitent les bras et nous accueillent comme si on était des héros. Je me sens à la fois portée et épuisée. J’ai en ligne de mire l’arrivée, mais il reste quelques ponts à franchir : je marche, car ma cheville ne veut plus changer d’axe ni de plan après les 40 000 foulées qu’elle a dû subir depuis ce matin.
Mon chrono : 4h24 pour les 42,2 kilomètres.
Charlie est déjà arrivé depuis 9 minutes, sourire aux lèvres. On récupère nos médailles, fiers comme tout !
Merci à ma cheville d’avoir stoïquement tenu et obéi à ma volonté jusqu'au-boutiste.
On récupère nos sacs, on nous offre des fruits et de l’eau. On avale des biscuits et du sésame, mais ce que je veux le plus ardemment, c’est m’asseoir quelque part. Les cuisses sont en feu. Marcher maintenant ? Non, grazie, donnez-moi le vaporetto !
Les athlètes bénéficient aujourd’hui d’un trajet gratuit en vaporetto jusqu’à Venezia Santa Lucia. Ironie du sort, un deuxième malaise cardiaque au bord du bateau. On crie au médecin. Puis, dans la navette de retour à Mestre, quelqu’un tombe dans les pommes : « Sai come ti chiami ? Come ti chiami ? » Silence radio. Courir 42 kilomètres ? Non, je vois bien que ce n’est pas une balade dans un parc…
Sur les 7 000 inscrits, 5 500 ont fini le marathon.
Le vainqueur en 2h08, le dernier en 6h15.
Combien d’arrêts cardiaques ce jour-ci ?
Ce que j’en retiens.
Oui, je suis heureuse de l’avoir fait.
D’avoir fini, malgré l’entorse et tout l’univers qui me disait « no go ».
Mais j’ai appris :
- Qu’un mois d’inactivité avant un marathon, ce n’est pas la bonne préparation.
- Qu’une rupture complète du faisceau talo-fibulaire et une rupture partielle du faisceau calcanéo-fibulaire ne guérissent pas en quatre semaines. Par miracle, ils ont tenu bon, mais le marathon va retarder de quelques semaines la cicatrisation complète.
- Que les gels énergisants sont surfaits. De l’eau et basta !
Et pourtant, malgré l’élan électrique des foules, malgré cette ferveur festive qui soulève les corps bien au-delà d’eux-mêmes, c’est vers le silence de la forêt que je reviens. Vers les sentiers de Fontainebleau, noueux et caillouteux, enfouis dans le sable, la mousse et les fougères.
Mon prochain marathon ?
Une course sauvage, une échappée solitaire.
Pas au petit matin, mais dans l’après-midi, quand la lumière et les ombres s’étirent.
Le craquement des branches sous mes foulées.
Avec mes sangliers, mes lièvres, mes écureuils.
Sans médaille.
Sans fanfare.
Sans gels.
Juste la liberté, brute.
Une course sans contrainte, sans autre loi que celle du mouvement, sans autre récompense que l’instant présent et la douche d'après.
Informations
- 42 km
- 4 h 25
- 14 °C
















