Ascension du Weissmies (4 013 m)

Grimper avec des inconnus.

Prologue

Certains refuges de haute montagne exigent des marches d’approche interminables. Cabane de la Dent Blanche depuis Ferpècle : 9 km, 1 700 m D+. Refuge Aosta depuis le barrage des Places de Moulin : 12 km, 800 m D+. Le Weissmieshütte, point de départ pour le Weissmies et le Lagginhorn, lui, s’offre presque sans préliminaires. Le téléphérique de Saas-Grund embarque les gens depuis la vallée et les dépose, en série, sans transition, à quelques pas de Weissmiesshütte. En une journée, Loïc et moi passons de 100 m d’altitude à 2 726 m. Six heures de route. Dix minutes de télécabine. Quarante minutes de marche, et déjà le refuge. Une sieste pour laisser à l’esprit le temps de rejoindre le corps. Le cœur bat tranquille, 54 bpm, comme si j’étais dans mon lit.

L’accueil est chaleureux, malgré le flot de touristes, cyclistes, randonneurs et alpinistes qui franchissent ce seuil. Les gardiens sourient avec naturel. Devant l’ancien refuge, une fontaine à eau potable — luxe discret en Suisse. Toilettes séparées, propres, avec eau courante, savon, serviettes. Dortoirs nets, couettes propres. Et depuis la terrasse, un panorama insolent : Nadelhorn, Lenzspitze, Dom des Mischabel, Täschhorn & co. Pour un refuge de haute montagne, tout ce confort paraît presque exagéré. Mais on s’en réjouit.

La météo décide l’ordre des sommets. Samedi 30 août : froid, -5 °C, nuages. Dimanche 31 août : plus doux, au-dessus de zéro, du soleil. Le choix s’impose : Weissmies d’abord, course glaciale où le froid sera notre allié ; Lagginhorn ensuite, arête rocheuse où le soleil nous fera du bien et gommera le verglas.

Le soir, Toby, un alpiniste allemand, nous demande s’il peut rejoindre notre cordée : son compagnon est tombé malade. Je m’étais promis de ne jamais grimper avec des inconnus. Mais après un petit échange, nous l’acceptons. Ancien militaire, installé près de Munich, il paraît solide et fiable. Pour notre nouveau compagnon, partir en montagne avec des inconnus, ce n’était pas une première : « Je l’avais déjà fait plusieurs fois. L’essentiel, dans ces situations, c’est d’abord de se faire confiance à soi-même et de savoir gérer l’imprévu. Les décisions se prennent toujours ensemble, et on avance au rythme du plus faible. Toujours. »

Demain, nous serons trois au bout de la même corde.

Samedi 30 août, 5h.

Le rituel du matin se déroule avec la précision d’une montre suisse. Réveil à 4h 🕓. Petit-déjeuner tranquille. Je fais le plein de fromage 🧀. Le gardien m’offre gentiment un sachet de thé vert 🍵. Frontales. Départ 5h pile, comme prévu. De Weissmieshütte à Hohsaas, une heure de sentier banal, mais suffisant et utile pour chauffer les muscles avant la grande marche glaciaire.

6h10. Juste après Hohsaas, nous nous équipons : crampons, encordement long. Loïc devant. Moi au milieu. Toby derrière. La traversée commence, vers le sud, légère ascension jusqu’à 3 300 m. Ce matin, nous ne sommes que deux cordées sur la voie normale. Le ciel est gris. Le soleil annoncé se dérobe du rendez-vous. Ne s’est-il pas encore levé ? Le brouillard voile le glacier et ses fameux séracs restent cachés. Entre chien et loup, nous avançons sans horizon, guidés au début par les pas de la cordée devant nous.

Au cœur des séracs 💙

À 3 300 m, la pente s’érige sur le flanc nord du Triftgletscher jusqu’à 3 800 m, dans une zone hantée de séracs. Avec le froid, les ponts de neige sont solides et nous avançons en confiance. L’autre cordée fait une pause et nous passons devant, attaquant ce mur massif. Loïc lit le terrain comme un livre ouvert et nous guide dans ce dédale de glace fissurée, zigzaguant d’un lacet à l’autre. De temps en temps, on vérifie la trace GPS : toujours sur la bonne voie.

Vers 3 650 m, nous atteignons la section clé de la route : une pente très raide qui tourne à gauche pour contourner un sérac gigantesque, suspendu au-dessus d’un gouffre. Des poteaux jalonnent vaguement le chemin à suivre, reliés par une cordelette — un fil d’Ariane souvent englouti par les 50 cm de neige fraîche tombés la veille. Par réflexe, nous nous vachons dessus, en sachant qu’elle ne retiendrait rien en cas de chute. En plein milieu du passage, coup de théâtre : mon crampon gauche lâche. Sérieux ? C’est vraiment pas le bon moment. Je crois d’abord à un simple desserrage, mais la pointe sort complètement de la chaussure. Arrêt forcé dans ce lieu précaire. Je défais, règle, resserre, noue à nouveau le lacet trop long du crampon semi-automatique. Quelques minutes très longues. Le vent durcit. Le froid monte. Mais où est le soleil ?

L’empire du vent 💨

La trace continue son slalom entre les séracs, sous le souffle du vent qui nous fouette de côté. L’autre cordée s’arrête, enfile surpantalons, vestes et masques. Nous choisissons d’avancer : s’arrêter, c’est risquer de se transformer en statues de givre. À 3 800 m, la crête nord-ouest rejoint l’arête sommitale. Il reste 200 mètres, mais le vent est plus redoutable que la pente même. Nous longeons l’arête par la gauche, le plus loin possible des corniches fragiles pendues sur le Rottalgletcher. Peu à peu, tout se couvre d’une épaisse cuirasse de givre : frontales, bonnets, mousquetons, nos visages. Mes cheveux se figent en dreadlocks glacés qui me giflent la joue. L'essentiel, c'est de bouger.

Toby, lui, semble s’épanouir dans la tourmente : « Ça peut sembler étrange, mais ce que je préfère, ce sont justement les moments les plus durs. Parce que c’est là qu’on apprend le plus sur soi. Qu’on découvre jusqu’où on peut aller, même dans les pires conditions. Alors oui, là-haut, quand le vent était glacial et violent, c’était exactement ma place. »

Puis, soudain, la furie se calme, comme si la montagne avait fini de nous tester et ouvrait enfin sa porte secrète. Au sommet, un point de lumière perce l’air et disperse le vent. Si Monnet avait été alpiniste, il aurait pu peindre ce tableau. Entre deux couches horizontales de nuages, l’évidence : il n’y a pas d’autre point plus haut. 10h10, 4 013 m. Nous y sommes ! Frigorifiés, fiers, heureux.

C’est précisément l’image et le moment qui marquent Toby le plus : « Je crois que le plus beau moment, c’était l’arrivée au sommet, quand le soleil est enfin apparu. Malgré la visibilité quasi nulle, il y avait une beauté brute, authentique, à cette altitude. Ce moment-là, je m’en souviens encore parfaitement. »

De retour au soleil ☀️

La descente se fait sous un autre jour. Il n'y a plus de vent, le soleil ne nous lâche plus. D’autres cordées croisées arrivées depuis l’arête nord-est renforcent la trace. Les ponts de neige s’amollissent mais, avec prudence et concentration, tout se passe bien. Je prends même le temps de prendre en photo quelques séracs. De tels face-à-face, ça n’arrive pas tous les jours ! Sur la partie plane du Triftgletscher, nous retournons nos regards, essayant de saisir ce qu’on vient de gravir. La montagne dévoile toute sa stature : une forteresse de glace hérissée de séracs, majestueux et menaçants. Considéré comme un sommet « peu difficile » (PD-), le Weissmies exige pourtant un engagement considérable (III). Ajoutez le vent et le froid, et l’ascension devient sauvage, redoutable, tragiquement capable d’exiger son tribut. Quatre jours plus tôt, deux alpinistes polonais y ont laissé leur vie. Il n'y a pas vraiment de 4000 « facile ».

13 h. Au café de Hohsaas, Toby nous offre un café avant que nos chemins se séparent, après cette brève bravade commune. Le Weissmies est déjà un souvenir, une image gravée dans nos esprits. On le regarde une dernière fois, ce géant de glace, avec ce mélange de complicité, de respect et de gratitude que partagent ceux qui en reviennent.

© Mădălina Diaconescu, août 2025

Informations