Mont-Blanc

Escalader le rêve

Jour 1, l’approche

7h45, téléphérique de Bellevue, les Houches (993 m)

Malgré une nuit de sommeil torturé, comme souvent à la veille de tout grand événement, c’est avec la joie et l’impatience d’enfants gatés le jour de Noël que nous retrouvons notre guide Jean-Claude Gilles sur le parking du téléphérique de Bellevue aux Houches. Un dernier point sur l’équipement pour vérifier qu’il n’y est rien en trop et c’est bon. Nous prenons la première benne qui nous dépose à 1800 m, sur le plateau de Bellevue.

Normalement, la voie normale de l’ascension du Mont-Blanc débute depuis Nid d’Aigle à 2372 m, mais la fermeture du tramway du Mont-Blanc juste deux jours avant notre expédition nous a fait un joli « cadeau » de 600 m de dénivelé supplémentaire. Bonus ! Plus long, certes, mais regardons la moitié pleine du verre : partir de plus bas nous permettra d’évoluer progressivement en altitude et de profiter ainsi d’une meilleure acclimatation.

8h35, plateau de Bellevue (1800 m)

La marche commence posément. Nous aurons 2000 m de dénivelé positif et environ 8 km à faire dans la journée, il faudra pas se précipiter. Jean-Claude gère le rythme avec la précision d’un métronome paisible, afin de bien doser nos efforts. D’ailleurs, ce sera pour lui la troisième ascension du Mont-Blanc en quatre jours consécutifs, ce qui laisse peu de doutes sur sa capacité à économiser l’énergie…

Couvert de boue et d’herbes, le sentier qui part du plateau de Bellevue rejoint vite le chemin de fer qui mène à Nid d’Aigle. Nous laissons derrière nous la vallée de Chamonix et nous marchons patiemment sur les pierres taillées qui bordent les rails pour quelques kilomètres.

9h30, Nid d’Aigle (2372 m)

Après un temps infini imposé par la monotonie des traverses de la voie ferrée qui nous emmènent à Nid d’Aigle, nous ne prenons même pas la peine de nous arrêter. Corseté entre le versant de l’Aiguille de Bionnassay 4052 m et les Rognes, le nid d’aigle ressemble plutôt à un fond de vallée.

Nous nous engageons directement sur le sentier rocheux qui monte vers la cabane de chasse des Rognes, en marchant sur des éboulis de plus en plus impressionnants. Sur le chemin on croise de temps en temps des groupes d’alpinistes, mais pas beaucoup. Jean-Claude nous assure que la situation eut été différente si nous avions fait ça en pleine saison, au mois de juillet ou août, nous aurions évolué à la queue leu-leu avec des centaines de gens. Vive la hors saison !

12 heures, Refuge de Tête Rousse (3167 m)

Après une belle montée sur de gros rochers, nous traversons ensuite le glacier de Tête Rousse juste avant d’arriver au refuge homonyme. C’est le moment idéal pour dévorer un sandwich et enfiler l’équipement d’escalade nécessaire pour affronter le prochain tronçon, le Couloir du Goûter, aka le Couloir de la Mort ou le Grand Couloir, sans doute la partie la plus terrifiante de la journée.

13 heures, Couloir du Goûter

Que la distraction commence ! Cherchez juste sur YouTube « Le Grand Couloir » et vous tomberez sur les plus horribles vidéos : des chutes massives de pierres, des gens qui tombent dans le vide, le bruit sourd des éboulements continus. Petit à petit, rocher après rocher, nous avançons sur la paroi de l'Aiguille du Goûter. Ce n’est pas si atroce que ça avait l’air de loin, il y a toujours une solution pour avancer, même des câbles et des marches en acier. C’est un mix de grimpe et de marche sur des rochers, pas vraiment de l’escalade.

Dans le Couloir de la Mort, pas plus large que 50 m, les câbles avaient été récemment arrachés par les chutes de pierres et nous le traversons prestement, exhortés par les « Allez, allez, allez ! » de Jean-Claude. Les brisures de gneiss, empilées les unes au-dessus des autres dans un fragile équilibre, comme un chateau de cartes, n’attendent qu’à s’effondrer.

En un peu moins de 2 heures, nous touchons au but. L’ancien refuge du Goûter nous attend en haut du Grand Couloir. À partir de là, encore quelques petites minutes de marche jusqu’au nouveau refuge où nous allons passer la nuit. Le paysage est complètement différent, comme si on était rentrés dans une autre dimension, blanche, alpine et majestueuse.

14h50, le nouveau Refuge du Goûter (3835 m)

Nous sommes plus que contents d’arriver au nouveau refuge. Le Grand Couloir, auquel nous avions pensé avec autant d’appréhension était derrière nous, et le refuge-même dépasse nos attentes. Ambiance chaleureuse, accueil cordial de la part du personnel et, voilà, des sourires un peu bêtes au moment où l’on se pose à table pour boire et manger, après les 6 heures de grimpe.

Dîner à 18h30. Tous les plats – la soupe de légumes, la tartiflette et le flan – sont faits sur place et ils sont délicieux. À 20h30, les dortoirs tremblent déjà de ronflements et se remplissent des grincements du bois… Nous nous mettons dans nos lits en attendant le sommeil, mais même avec les boules Quiès il est difficile d’ignorer les différents bruits, même si les lits sont bien cloisonnés. Après une « nuit » en pointillée quasiment blanche, comme le nom de la montagne avec laquelle nous avions rendez-vous à l’aube, le réveil sonne déjà.

Jour 2, ascension du Mont-Blanc et retour dans la Vallée

L’ascension du Mont-Blanc

2h30, le réveil

Est-ce qu’on peut dire réveil vu que ce n’était pas vraiment du sommeil ? Les têtes torpides et les cœurs débordant d’émotions, nous nous habillons, rangeons nos sacs et descendons dans la salle à manger. L’idée étant de partir le plus tôt possible, nous essayons de prendre rapidement le petit-déjeuner et de nous équiper au plus vite, mais clairement, nous avons encore pas mal de progrès à faire à cette étape, nous qui sommes plutôt nocturnes que matinaux…

3h50, le debut de l’ascension

L’ascension commence dans le noir de la nuit, où l’élément le plus présent est le silence envahi du grincement des crampons dans la neige, un SCRUNCH ! SCRUNCH ! aigü, frais et vivifiant, qui chasse le dernier sillon de sommeil et aiguise sans délai nos esprits. Ensuite, il y a les différentes lumières : les faisceaux des lampes frontales, les étoiles en haut et, en bas à gauche, les colliers entrelacés de l'éclairage public de la vallée de Chamonix. Le froid ne manque pas à l’appel. Il fait environ -10°C à la sortie du refuge et ça n’ira pas en s’améliorant vers le haut.

En regardant droit devant, on ne voit que les lumières des cordées parties plus tôt. Environ 7 ou 8 groupes avancent sur les pentes du Dôme du Goûter (4304 m). C’est la seule façon d’appréhender la taille monstrueuse de ce dôme, car autrement tout est caché par l’obscurité.

5h10, Refuge Vallot

Pendant 1h20 de marche sans interruption, nous dépassons le Dôme du Goûter et nous arrivons au Col du Dôme, le creux qui sépare le Dôme du refuge Vallot. Petite pause pour boire une gorgée de thé chaud. Il fait suffisamment froid lorsqu’en remettant les gants, les phalanges engourdies n’arrivent plus très bien à attraper les bâtons de marche. Dans les chaussures, il faut bouger les orteils pour les réchauffer.

Nous tenons un bon rythme et, en route, nous doublons plusieurs cordées essoufflées. Après le refuge Vallot, nous entamons l’arête des trois bosses et leurs pentes parfois raides et exposées. Avec la complicité de la nuit, nous ne voyons pas le vide qui nous entoure, même si il se devine au moment où le sentier est aussi étroit que la largeur des pieds collés l’un contre l’autre et que les bâtons ne trouvent plus de point d’appui.

Après les bosses, une dernière crevasse menaçante nous sépare de la montée finale. Nous grimpons les grosses marches du pont de neige « sculptées » au-dessus de la crevasse pour atteindre le mur d’en face, plus haut de quelques mètres que la base. Une fine corde donne une vague sensation de sécurité. Le cœur bat plus fort, mais tout va bien.

Cependant, au loin, nous commençons à deviner les silhouettes des montagnes sous les premiers rayons de lumière. Pour la première fois le contour majestueux du Mont-Blanc se dessine devant nos yeux. À ce point-là, nous avons la certitude que rien au monde ne peut plus nous empêcher d’atteindre le sommet. Une vague d’émotion traverse Madalina, plus forte qu’un frisson de froid, et des vagues de larmes commencent à couler sur ses joues. Elle avance sans vraiment voir où elle met les crampons.

7 heures, en haut du Mont-Blanc

« Bon, je pense qu’il n’y a pas plus haut ! », s’exclame Jean-Claude. En effet, il n’est que 7h03 du matin et nous nous retrouvons au plus haut sommet des Alpes. En faisant un tour d’horizon, les autres montagnes ne paraissent plus que de gentilles collines. Des photos, des câlins, des sourires et encore des larmes aux yeux.

À 7h06, un grand WOOOOW ! retentit au sommet, car le soleil vient de sortir derrière le massif du Mont-Rose, comme un joyau aux reflets oranges et roses. Tout paraît irréel et invraisemblable, au moment du passage-même entre rêve et réalité. Muets d’émoi, nous devons déjà dire au revoir au Mont-Blanc et commencer machinalement la longue descente.

Le retour dans la Vallée

7h10, debut de la descente

On dit qu’une fois arrivés au sommet on n’est qu’à la moitié. Effectivement, c’est le cas, et il ne faut surtout pas sous-estimer la complexité de la descente. Après le peu de sommeil, le réveil cruel en pleine nuit, l’effort de l’ascension, nos corps seront-ils capables d’affronter ce défi ? 3000 m de dénivelé négatif, 12 kilomètres de marche, y inclus la traversée de l’infâme Couloir du Goûter ? Heureusement, oui, grâce à la quantité colossale d’adrénaline dans le système.

Du sommet jusqu’au Refuge du Goûter il nous a fallu 2 heures. Du Goûter à Tête Rousse, c’est-à-dire le Grand Couloir, 2h10. De Tête Rousse à Bellevue encore 2 heures.

14h30, téléphérique de Bellevue

Nous voilà de nouveau en bas, quasiment 4000 m plus bas qu’il y a quelques heures. Les chaussures ont l’air un peu trop lourdes et les jambes un peu tendues. Miraculeusement, elles tiennent encore debout. C’est bizarre de marcher sur l’asphalte. C’est encore plus étrange de retrouver de l’eau courante aux robinets. Au refuge, il y avait bien des lavabos, mais pas d’eau, celle-ci étant trop rare pour servir à autre chose que la cuisine et les sanitaires – allez voir la conception du bestiau…

Nous nous posons sur la terrasse de Kitsch Inn juste à côté du parking pour marquer l’aboutissement d’une aventure hors du commun autour d’un verre d’eau fraîche. Hors du commun pour nous. Pour Jean-Claude, notre guide, c’est plutôt de l’ordre de la routine. Il y a de fortes chances qu’il refasse le Mont-Blanc dans deux jours. À chacun sa routine :). Nous faisons le plan pour l’année prochaine, c’est sûr que nous allons refaire une sortie dans la même formule. Dufourspitze ? Jungfrau ? Mönch ? Qui sait…

Nous regardons vers le haut, au-delà des loupiotes de la terrasse : on voit bien l’Aiguille du Midi avec son allure de navette spatiale et la tête du Mont-Blanc du Tacul, énorme et enneigée. Des géants maintenant, tandis que ce matin ils n’étaient que des lutins. La sensation d’irréalité persiste. Il faudra laisser passer quelques jours pour se faire à l’idée qu’un rêve est devenu réalité.

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